26

Contrairement à la plupart des fonctionnaires de haut rang du gouvernement ou des directeurs de grandes Enterprises, l’amiral James Sandecker arrivait toujours le premier à une réunion. Il préférait avoir ses dossiers bien en tête et se préparer à diriger la conférence de façon efficace. Il avait pris cette habitude quand il commandait les opérations dans la Navy.

Bien qu’il disposât d’une grande salle de conférences pour recevoir les dignitaires, les scientifiques et les fonctionnaires officiels, il lui préférait une salle de travail plus petite, à côté de son bureau, pour les réunions informelles avec ses proches. La pièce était un abri à l’intérieur de son propre abri, reposante et stimulante pour l’esprit. Une table de 3,60 mètres sur un tapis turquoise était entourée de confortables fauteuils de cuir. Cette table avait été taillée dans un morceau de la coque d’un schooner du dix-neuvième siècle, qui avait coulé au fond du lac Erié. Les murs, recouverts de riches panneaux d’acajou, étaient décorés de plusieurs tableaux représentant des batailles navales célèbres.

Sandecker dirigeait la NUMA comme un dictateur bienveillant, d’une main ferme. Il se montrait loyal envers ses subordonnés en cas d’erreur. Personnellement choisi par un ancien Président pour créer l’Agence Nationale Marine et Sous-Marine, il avait construit une machine d’une portée considérable, avec deux mille employés capables de fouiller tous les pics et toutes les vallées du fond des mers. La NUMA était extrêmement respectée dans le monde entier pour ses projets scientifiques. Ses demandes de fonds étaient rarement refusées par le Congrès. Très porté sur l’exercice physique, il maintenait en forme son corps de soixante-deux ans sans une trace de graisse. Mesurant environ 1,55 mètre, il avait des yeux noisette, une chevelure d’un roux vif et une barbe à la Van Dyck. Il buvait peu, en général seulement aux dîners auxquels il était invité à Washington. Son seul péché mignon était ses élégants cigares, longs et parfumés, choisis pour lui et roulés selon ses exigences par une petite famille de la République dominicaine. Il n’en offrait jamais à ses visiteurs. Aussi était-il à la fois irrité et frustré à l’extrême chaque fois qu’il surprenait Giordino fumer exactement les mêmes. Et pourtant, il n’en avait jamais manqué un seul dans sa réserve personnelle.

Il était assis au bout de la table et se leva quand Pitt et Pat O’Connell entrèrent. Il s’avança et accueillit Pitt comme son propre fils, en lui serrant la main et en lui tapant sur l’épaule.

— Je suis content de vous voir.

— C’est toujours un plaisir de revenir au bercail, dit Pitt avec un grand sourire.

L’amiral était pour lui comme un second père et ils étaient très proches.

— Asseyez-vous, je vous en prie, docteur, dit-il à Pat. Je suis impatient d’apprendre ce qu’Hiram et vous avez pour moi.

Giordino et Yaeger les rejoignirent, suivis du Dr John Stevens, historien de renom, auteur de plusieurs livres sur l’étude et l’identification d’objets anciens. Stevens était un universitaire et ça se voyait. Il portait un pull sans manches sous une veste de sport en lainage, avec une pipe d’écume dépassant de la poche de poitrine. Il penchait sans cesse la tête de côté, comme un moineau écoutant un ver creuser la terre sous le gazon. Il tenait une grande glacière de plastique qu’il posa à côté de sa chaise, sur le tapis.

Sandecker plaça devant lui la base sciée d’une douille d’obus de canon naval, de vingt centimètres de haut, en guise de cendrier et alluma un cigare. Il regarda Giordino, attendant que son spécialiste des projets en fasse autant. Préférant ne pas irriter son patron Giordino fit de son mieux pour avoir l’air bien élevé.

Pitt ne put s’empêcher de noter que Yaeger et Pat avaient l’air extrêmement fatigués.

Sandecker lança la discussion en demandant si tout le monde avait pu parcourir le rapport de Pat et d’Hiram. Tous hochèrent la tête silencieusement, sauf Giordino qui dit :

— Je l’ai trouvé intéressant, mais, sur le plan de la science-fiction, ça ne vaut ni Isaac Asimov ni Ray Bradbury. Yaeger regarda Giordino sans ciller.

— Je t’assure qu’il ne s’agit pas de science-fiction.

— As-tu découvert quel nom se donnaient ces gens ? demanda Pitt. Est-ce que leur civilisation porte un autre nom que les Atlantes ?

Pat ouvrit un dossier devant elle, en tira une feuille et en contempla l’écriture.

— Pour autant que j’aie pu le déchiffrer et le traduire en anglais, ils se réfèrent à leur union d’États marins comme les Amènes.

— Amènes, répéta lentement Pitt. On dirait du grec.

— J’ai découvert un certain nombre de mots qui auraient pu servir de racines, plus tard, aux Grecs et à des termes de la langue parlée en Égypte.

Sandecker fit un geste du bout de son cigare à l’historien.

— Docteur Stevens, je suppose que vous avez examiné les crânes d’obsidienne ?

— En effet. (Il se pencha, ouvrit la glacière et en sortit un des crânes noirs qu’il posa sur un gros coussin de soie, sur la table de conférences. L’obsidienne lisse brilla sous les projecteurs du plafond.) C’est une remarquable pièce, dit-il admiratif. Les artisans amènes sont partis d’un bloc massif d’obsidienne, un bloc incroyablement pur de toute imperfection, une rareté en soi. Pendant quatre-vingt-dix à cent ans, voire davantage, la tête a été réalisée à la main, à l’aide de ce qui paraît être de la poussière d’obsidienne pour le lissage.

— Pourquoi pas des burins et un maillet ? demanda Giordino. Stevens secoua la tête.

— On ne s’est pas servi d’outils. Il n’y a aucun signe d’égratignures ou d’encoches. L’obsidienne, bien qu’extrêmement dure, a tendance à se casser très facilement. Un faux mouvement, un angle mal placé du ciseau et tout le crâne aurait éclaté. Non, la forme et le polissage ont dû être accomplis comme sur un buste de marbre, délicatement frotté avec un produit semblable à ce que nous utilisons pour faire briller les voitures.

— Combien de temps faudrait-il pour faire le même avec des outils modernes ? Stevens fit une légère grimace.

— Techniquement, il serait presque impossible d’en faire une réplique exacte. Plus je l’étudie, plus je suis convaincu que cette chose ne devrait même pas exister.

— Y a-t-il une marque quelconque à la base qui puisse suggérer d’où elle vient ? demanda Sandecker.

— Aucune marque, répondit Stevens. Mais permettez-moi de vous montrer quelque chose de vraiment étonnant.

Avec beaucoup de soins, il tourna et leva la partie supérieure jusqu’à ce qu’elle se détache. Il enleva ensuite un globe parfait de la cavité du crâne. Le tenant amoureusement à deux mains, il le déposa sur un coussin qu’il avait préparé.

— Je n’imagine même pas le niveau d’habileté artistique qu’il a fallu pour produire un objet aussi étonnant, dit-il encore avec admiration. Ce n’est qu’en étudiant le crâne avec une très grosse loupe que j’ai découvert une ligne autour du plateau, qu’on ne voyait pas à l’œil nu.

— C’est absolument fabuleux, murmura Pitt, fasciné.

— Y a-t-il des gravures sur le globe ? demanda Pat.

— Oui, il y a une gravure représentant le monde. Si vous voulez mieux la voir, j’ai une loupe.

Il tendit l’épaisse loupe à Pitt, qui observa les lignes gravées sur le globe de la taille d’une balle de base-ball environ. Après une minute, il le fit soigneusement glisser jusqu’à Sandecker, en lui donnant la loupe.

Pendant que l’amiral examinait l’objet, Stevens expliqua :

— En comparant les photographies prises dans la crypte du Colorado et celles de l’île Saint-Paul, j’ai découvert que les continents étaient parfaitement semblables à ceux du globe d’obsidienne.

— Ce qui signifie ? demanda Sandecker.

— Si vous étudiez l’alignement des continents et des grandes îles, comme le Grœnland et le Mozambique, vous verrez qu’ils ne correspondent pas à la géographie du monde d’aujourd’hui.

— J’ai aussi observé des différences, dit Pitt.

— Qu’est-ce que ça prouve ? demanda Giordino en jouant le rôle du sceptique. Sauf qu’il s’agit d’une carte primitive et sans précision.

— Primitive ? Sans précision ? Peut-être aux yeux des modernes. Mais je soutiens fermement la théorie selon laquelle ces anciens peuples ont navigué sur toutes les mers du globe et ont cartographie des milliers de kilomètres de côtes. Si vous regardez de près le globe d’obsidienne, vous verrez qu’ils ont même défini l’Australie, le Japon et les Grands Lacs d’Amérique du Nord. Tout cela a été fait par des gens qui vivaient il y a plus de neuf mille ans !

— Contrairement aux Atlantes dont Platon dit qu’ils vivaient sur une seule île ou continent, ajouta Pitt, les Amènes se sont engagés dans un commerce à l’échelle mondiale. Ils sont allés beaucoup plus loin que bien des civilisations qui leur ont succédé. Ils n’étaient pas retenus par des traditions ou la peur de mers inconnues. Le détail des inscriptions indique leurs routes maritimes et le vaste réseau commercial qui les a emmenés de l’autre côté de l’Atlantique et, par le Saint-Laurent, jusqu’au Michigan où ils ont exploité des mines de cuivre ; et jusqu’à la Bolivie et les îles Britanniques, où ils ont trouvé de l’étain, en utilisant des techniques de métallurgie très avancées, pour créer et produire du bronze. Bref, ils ont en cela propulsé l’humanité de l’âge de la pierre à l’âge du bronze. Sandecker se pencha sur la table.

— Ils ont sûrement extrait et commercialisé de l’or et de l’argent ?

— Curieusement, ils ne considéraient pas l’or et l’argent comme des métaux utilisables et préféraient le cuivre pour leurs ornements et leurs œuvres d’art. Mais en revanche, ils ont couru le monde pour trouver des turquoises et de l’opale noire, dont ils fabriquaient des bijoux. Et, bien sûr, l’obsidienne, qui était presque sacrée pour eux. Je vous signale, à ce propos, qu’on utilise toujours l’obsidienne pour la chirurgie à cœur ouvert parce que ses bords plus coupants causent moins de dommages aux tissus que l’acier.

— Les turquoises et l’opale noire étaient présentes sur les momies que nous avons trouvées dans la chambre mortuaire, ajouta Giordino.

— Ce qui démontre l’étendue de leurs voyages, dit Pat. Le bleu riche couleur d’œuf de rouge-gorge que j’ai vu dans la crypte ne pouvait venir que des déserts du Sud-Est américain.

— Et l’opale noire ? demanda Sandecker.

— D’Australie.

— En tout cas, dit pensivement Pitt, cela confirme que les Amènes avaient une grande connaissance des sciences maritimes et avaient appris à construire des navires capables de traverser les mers, il y a des milliers d’années.

— Cela explique aussi pourquoi leurs communautés vivaient dans des ports, résuma Pat. Et selon ce qu’ont révélé les photographies prises dans la chambre mortuaire, peu de sociétés dans l’histoire de l’humanité sont allées aussi loin. J’ai repéré plus de vingt cités portuaires dans des endroits aussi divers que le Mexique, le Pérou, l’Inde, la Chine, le Japon et l’Égypte, il y en a plusieurs dans l’océan Indien et quelques-unes dans des îles du Pacifique.

— Je peux confirmer les découvertes du Dr O’Connell par mes propres découvertes sur les globes des crânes, dit Stevens.

— Ainsi donc, leur monde n’était pas basé autour de la Méditerranée, comme le furent les civilisations postérieures ? dit l’amiral.

Stevens fit non de la tête.

— La Méditerranée ne donnait pas sur la mer à l’époque des Amènes. Il y a neuf mille ans, la Méditerranée que nous connaissons était faite de vallées fertiles et de lacs alimentés par les rivières européennes au nord et par le Nil qui se jetait, par le détroit de Gibraltar, dans l’Atlantique. Cela peut aussi vous intéresser de savoir que la mer du Nord était une grande plaine riche et que les îles Britanniques faisaient partie du continent européen. La mer Baltique aussi était une large vallée au-dessus du niveau de la mer. Les déserts de Gobi et du Sahara étaient des plaines fertiles tropicales, où paissaient de vastes troupeaux d’animaux. Les Anciens vivaient sur une planète très différente de celle sur laquelle nous vivons.

— Qu’est-il arrivé aux Amènes ? demanda Sandecker. Pourquoi aucune preuve de leur existence ne nous est-elle parvenue ?

— Leur civilisation a été complètement détruite par une comète qui a heurté la terre, environ sept mille ans avant Jésus-Christ, et causé un cataclysme à l’échelle mondiale. C’est alors que le pont de terre de Gibraltar, au Maroc, s’est brisé et que la Méditerranée est devenue une mer. Les côtes ont été inondées et changées à jamais. En moins de temps qu’il ne faut à une goutte de pluie pour tomber d’un nuage, les gens de la mer, leurs villes et toutes leurs cultures ont été effacés de la surface de la terre et perdus jusqu’à aujourd’hui.

— Vous avez déchiffré tout cela dans les inscriptions ?

— Ça et beaucoup plus, répondit Yaeger avec chaleur. Elles décrivent l’horreur et les souffrances avec des détails saisissants. L’impact de la comète a été gigantesque, soudain, effrayant et mortel. Les inscriptions parlent de montagnes s’effondrant comme des joncs dans la tempête, il y a eu des tremblements de terre, d’une magnitude impensable aujourd’hui. Des volcans ont explosé avec la force de milliers de bombes nucléaires, remplissant le ciel de couches de cendres de plusieurs kilomètres d’épaisseur. De la pierre ponce de trois mètres d’épaisseur a recouvert les mers. Des rivières de lave ont enterré presque tout ce que nous appelons le nord-ouest du Pacifique. Des feux ont été allumés par des ouragans, créant d’immenses nuages de fumée qui ont caché le ciel. Des raz de marée de près de cinq kilomètres de haut se sont abattus sur les terres. Des îles ont disparu, enfouies à jamais sous les eaux. La plupart des gens et tous les animaux, sauf quelques-uns, et toute la vie marine ont disparu en moins de vingt-quatre heures.

Giordino mit ses mains derrière la tête et regarda le plafond, essayant de se figurer la terrible dévastation.

— Alors, voilà ce qui explique la disparition soudaine dans les Amériques du smilodon, du chameau, du bœuf musqué, ce bison géant avec une corne de 1,80 mètre, du mammouth laineux et du petit cheval à poil long qui avait autrefois parcouru les plaines d’Amérique du Nord. Et la fossilisation des praires, des méduses, des huîtres et des étoiles de mer – tu te rappelles que nous en avions trouvé au cours de projets consistant à fouiller sous les sédiments. Ces différences ont toujours été une énigme pour les scientifiques. Maintenant, ils pourront peut-être les relier à l’impact de la comète.

Sandecker lança à Giordino un regard admiratif. Le petit Etrusque possédait un esprit brillant, mais cherchait sans cesse à le cacher sous un humour caustique.

Stevens sortit sa pipe et joua avec.

— Il est bien connu dans la communauté scientifique que les extinctions massives d’animaux pesant plus de cinquante kilos se sont produites au moment de la fin de l’ère glaciaire, c’est-à-dire à l’époque de la chute de la comète. On a trouvé des mastodontes conservés dans les glaces de Sibérie, l’estomac encore plein de nourriture non digérée, ce qui a permis d’établir la théorie d’une mort extrêmement rapide, comme s’ils avaient été gelés sur place. De même pour des arbres et des plantes gelés en pleine floraison.

Personne, autour de la table, ne pouvait complètement imaginer le degré de cette horreur. C’était trop énorme.

— Je ne suis pas géophysicien, reprit Stevens, mais j’ai du mal à croire qu’une comète frappant la terre, même si elle est grosse, puisse causer une telle destruction sur une échelle aussi vaste. C’est inconcevable.

— Il y a soixante-cinq millions d’années, une comète ou un astéroïde a anéanti les dinosaures, lui rappela Giordino.

— Cela a dû être une énorme comète, dit Sandecker.

— On ne peut pas mesurer les comètes comme des astéroïdes ou des météores, qui ont une masse solide, expliqua Yaeger. Les comètes sont composées de glace, de gaz et de roches.

Pat continua à raconter l’histoire des inscriptions sans lire ses notes.

— Certains habitants de la terre qui ont survécu ont pratiqué la culture et la chasse dans les montagnes et les hautes plaines. Ils ont pu réchapper au désastre en se terrant ou se réfugiant dans des cavernes, vivant sur la maigre et pitoyable végétation qui avait résisté et poussé dans ces conditions malsaines, et des quelques animaux que l’on pouvait encore chasser. Beaucoup moururent d’inanition et des nuages gazeux qui polluaient l’atmosphère. Seule une poignée d’Amènes qui avaient eu la chance de se trouver sur de hautes terres pendant le raz de marée ont pu survivre.

— C’est ce qui est arrivé jusqu’à nous sous le nom de déluge, expliqua Stevens, et qui a été écrit sur des tablettes sumériennes vieilles de quelque quatre mille ans en Mésopotamie. La légende de Gilgamesh et l’inondation relatée dans la Bible, avec Noé et son arche. Certains récits mayas, des récits écrits par les prêtres de Babylone, des légendes retracées par toutes les cultures du monde, y compris par les Indiens dans toute l’Amérique du Nord, toutes parlent d’une grande inondation. Il y a donc peu de doutes sur sa véracité.

— Et maintenant, dit Yaeger, grâce aux Amènes, nous en connaissons la date, c’est-à-dire approximativement 7100 avant Jésus-Christ.

— L’Histoire nous enseigne que plus les civilisations sont avancées, commenta Stevens, et plus elles meurent facilement, ne laissant presque rien d’elles. Au moins 99 % de tout l’immense savoir ancien a disparu à cause de désastres naturels et de la destruction humaine.

Pitt hocha la tête pour montrer son accord.

— Un âge d’or de la navigation sur l’océan sept mille ans avant le Christ mais rien pour le décrire, sauf quelques inscriptions dans la roche ! Dommage que nous n’ayons rien d’autre à hériter d’eux.

Sandecker exhala un nuage de fumée bleue.

— J’espère sincèrement que tel ne sera pas notre sort. Pat prit la suite de Yaeger.

— Les Amènes rescapés formèrent un petit culte et se dévouèrent à l’éducation des habitants de l’âge de la pierre, en matière d’art et de communication écrite, leur apprenant à construire des maisons solides et aussi des navires pour traverser les mers. Ils tentèrent de prévenir les générations futures qu’une autre catastrophe était prévue, mais les descendants, qui n’avaient pas vécu la destruction de la comète et ses horribles conséquences, ne purent se résoudre à accepter qu’un épisode aussi traumatisant puisse se répéter. Les Amènes comprirent que l’affreuse réalité se perdrait bientôt dans les brumes des temps et ne resterait que comme un mythe. Aussi essayèrent-ils de laisser un héritage en construisant de grands monuments de pierre, capables de résister aux siècles. Ils y gravèrent leurs messages du passé et du futur. Le culte des grands mégalithes qu’ils créèrent s’étendit et dura quatre mille ans. Mais le temps et les éléments érodèrent les inscriptions et effacèrent leurs avertissements.

À la disparition des Amènes succédèrent des siècles de paralysie avant que les Sumériens et les Égyptiens commencent à émerger des cultures primitives pour donner naissance peu à peu à de nouvelles civilisations, en utilisant des bribes d’un savoir venu d’un lointain passé.

Pitt tapa sur la table avec la pointe d’un crayon.

— D’après le peu que je sais des mégalithes, il semble que les civilisations postérieures, qui avec les siècles en avaient perdu la signification initiale, utilisèrent ces sculptures monumentales comme des temples, des tombes et des calendriers de pierre et en construisirent des milliers eux-mêmes.

— En étudiant les données disponibles sur les mégalithes, dit Yaeger, la structure du tout début montre que les Amènes avaient une forme distincte d’architecture. Leurs bâtiments, circulaires pour la plupart, comportaient des blocs triangulaires imbriqués comme les pièces d’un puzzle, les protégeant de tout mouvement de la terre, quelle que soit son intensité.

Stevens parla très posément en replaçant le globe dans son réceptacle au sein du crâne noir.

— Grâce aux efforts de M. Yaeger et du Dr O’Connell, on a tout lieu de penser que la culture et les vestiges amènes ont survécu au passage du temps et finalement été assimilés par les Égyptiens, les Sumériens, les Chinois et les Olmèques, qui précédèrent les Mayas, ainsi que par les Indiens d’Asie et d’Amérique. Les Phéniciens, plus que toute autre civilisation, ont repris le flambeau de la navigation. Leurs révélations ont aussi aidé à expliquer pourquoi la plupart des déités de presque toutes les civilisations suivantes, dans toutes les parties du monde, venaient de la mer et pourquoi tous les dieux de l’Amérique venaient de l’Est, tandis que ceux qui apparurent dans les premières civilisations européennes venaient de l’Ouest.

Sandecker considéra la fumée de son cigare s’élevant en spirales vers le plafond.

— C’est un point intéressant, docteur, qui répond à beaucoup de questions concernant nos lointains ancêtres et qui nous ont laissés perplexes pendant des centaines d’années.

Pitt fit un signe à Pat.

— Qu’est-il finalement arrivé aux derniers Amènes ?

— Frustrés que leurs messages n’aient pas été reçus, ils construisirent des cryptes dans diverses parties du monde, en espérant qu’elles ne seraient pas découvertes avant des milliers d’années et qu’alors, seules des civilisations scientifiquement avancées comprendraient leur prédiction d’un danger.

— C’est-à-dire ? la pressa Sandecker.

— La date du retour de la seconde comète sur l’orbite terrestre et son impact à peu près certain.

Stevens leva le doigt pour ajouter une précision.

— C’est un thème récurrent dans la mythologie : un cataclysme joint à un nouveau déluge doit se répéter.

— Une idée qui n’est guère rassurante, dit Giordino.

— Qu’est-ce qui les rendait si sûrs qu’il y aurait un nouveau danger mortel venant de l’espace ? s’étonna Sandecker.

— Les inscriptions décrivent avec force détails deux comètes arrivant en même temps, répondit Yaeger. Une seule a frappé. L’autre a manqué la terre et est repartie dans l’espace.

— Voulez-vous dire que les Amènes pouvaient prédire avec exactitude la date du retour de la seconde comète ? Pat se contenta de hocher la tête.

— Les Amènes, reprit Yaeger, n’étaient pas seulement des maîtres en navigation. Ils l’étaient aussi en astronomie. Ils mesuraient les mouvements des étoiles avec une précision incroyable. Et ils ne se servaient d’aucun puissant télescope.

— Supposez que la comète revienne, dit Giordino. Comment pouvaient-ils savoir qu’elle ne manquerait pas la terre et repartirait à nouveau dans l’espace ? Leur science était-elle si précise qu’ils pouvaient calculer l’heure de l’impact et la position exacte de l’orbite terrestre dans l’espace ?

— Ils le pouvaient et ils l’ont fait, répondit Pat. En calculant et en comparant les diverses positions des étoiles et des constellations, entre la carte stellaire des Anciens dans la crypte du Colorado et les positions astronomiques des étoiles actuellement, nous avons pu arriver à notre propre date. Et cela correspondait aux prédictions des Amènes à une heure près. Les Égyptiens ont mis au point un double calendrier qui était bien plus complexe que celui que nous utilisons aujourd’hui. Les Mayas mesuraient la longueur de l’année à 365,2420 jours. Nos calculs utilisant une horloge atomique donnent 365,2423. Ils ont aussi établi des calendriers incroyablement précis, basés sur les conjonctions de Vénus, Mars, Jupiter et Saturne. Les Babyloniens déterminaient l’année sidérale à 365 jours, 6 heures et 11 minutes. Il leur manquait moins de deux minutes. (Pat se tut pour marquer son effet.) Le calcul des Amènes pour le tour de la Terre autour du Soleil était juste à deux dixièmes de seconde. Ils fondaient leur calendrier sur une éclipse solaire se produisant le même jour de l’année, au même endroit du zodiaque, tous les 521 ans. Leur carte céleste, telle qu’observée et calculée il y a neuf mille ans, était absolument exacte.

— La question qui nous vient à l’esprit à tous, dit Sandecker, est à quel moment exact les Amènes ont-ils prédit le retour de la comète ?

Pat et Yaeger échangèrent un regard sérieux. Ce fut Yaeger qui parla.

— Nous avons appris, à partir de la recherche par ordinateur d’anciens dossiers archéo-astronomiques, ainsi que d’archives en provenance de plusieurs universités, que les Amènes ne furent pas les seuls astronomes de l’Antiquité à prévoir une seconde apocalypse. Les Mayas, les Indiens Hopis, les Égyptiens, les Chinois et plusieurs autres civilisations préchrétiennes ont donné des dates pour la fin du monde. Ce qui est le plus embêtant, c’est qu’ils n’ont que moins d’une année entre eux de différence.

— Cela ne pourrait-il pas être une simple coïncidence ou le fait qu’une civilisation s’inspire d’une autre ? Yaeger secoua la tête, dubitatif.

— Il est possible qu’ils aient copié ce qui venait des Amènes, mais tout indique que leurs études des étoiles confirment le moment de l’impact indiqué par ceux qu’ils considéraient comme des ancêtres.

— Et à ton avis, lesquels sont le plus exacts dans leurs prévisions ? demanda Pitt.

— Ceux des Amènes qui ont survécu, parce qu’ils étaient présents lors de la première catastrophe. Ils n’ont pas seulement prédit l’année, mais le jour.

— Et c’est sûr ? demanda vivement Sandecker. Pat se tassa sur sa chaise, comme pour s’extraire de la réalité. Finalement, Yaeger parla d’une voix hésitante.

— Le jour prévu par les Amènes pour le retour de la comète et la destruction de la terre est le 20 mai 2001. Pitt fronça les sourcils.

— Nous sommes en 2001 !

Yaeger se massa les tempes des deux mains.

— J’en suis bien conscient. Sandecker se pencha en avant.

— Êtes-vous en train de nous annoncer que l’Apocalypse est pour dans moins de deux mois ?

— C’est exactement ce que je suis en train de dire.

27

Après la réunion, Pitt retourna dans son bureau où il fut accueilli par Zerri Pochinsky, sa secrétaire depuis fort longtemps. C’était une femme charmante au sourire éblouissant, dotée d’un corps à rendre jalouse une danseuse de Las Vegas. Ses cheveux fauves tombaient sur ses épaules et ses yeux noisette étaient ensorcelants. Elle vivait seule avec un chat appelé Murga-troyd et sortait peu avec des hommes. Bien qu’ayant beaucoup d’affection pour elle, Pitt observait une stricte discipline pour ne pas s’imposer à elle. Bien qu’il ait souvent imaginé de la prendre dans ses bras, il avait pour règle de ne jamais s’impliquer sentimentalement avec les membres du sexe opposé de la NUMA. Il avait vu trop d’histoires de cœur au bureau mener au désastre.

— L’agent spécial Ken Helm, du FBI, a appelé et souhaite que vous le rappeliez, annonça-t-elle en lui tendant une feuille de papier portant le numéro personnel de Helm. Avez-vous à nouveau des ennuis avec le gouvernement ?

Il lui sourit et se pencha sur le bureau de Zerri jusqu’à ce que leurs nez soient à quelques centimètres.

— J’ai toujours des ennuis avec mon gouvernement !

Elle le regarda avec espièglerie.

— J’attends toujours que vous m’enleviez pour m’emmener sur une plage de Tahiti.

Il remit une distance raisonnable entre eux parce que son parfum Chanel commençait à agir un peu trop sur lui.

— Pourquoi ne vous trouvez-vous pas un gentil monsieur stable et casanier à épouser, pour cesser de harceler un pauvre misérable célibataire au bord de la sénilité ?

— Parce que les hommes stables et casaniers ne sont pas amusants.

— Qui dit que les femmes ne rêvent que de faire leur nid ? soupira-t-il.

Pitt entra dans son bureau qui ressemblait à un camp de caravaning après une tornade. Des livres, des papiers, des cartes nautiques et des photos encombraient chaque centimètre carré de l’espace, y compris le tapis. Il avait décoré son lieu de travail d’antiquités achetées dans les ventes aux enchères et venant de l’ancien paquebot de luxe des American Président Lines, le Président Cleveland. Il s’assit à son bureau, prit le téléphone et composa le numéro de Helm.

Une voix tendue lui répondit.

— Oui ?

— Monsieur Helm ? Ici Dirk Pitt.

— Monsieur Pitt, merci. J’ai pensé que vous aimeriez savoir que le Bureau a identifié le corps que vous avez envoyé de l’Antarctique et également la femme que vous avez appréhendée hier soir.

— Vous avez fait vite !

— C’est grâce à notre nouveau service d’identification photographique informatisé, expliqua Helm. Ils ont scanné tous les journaux, magazines, reportages télévisés, tous les permis de conduire, les photos d’assurances, celles des passeports et tous les rapports de police, pour former le plus grand réseau d’identification du monde, il contient des centaines de millions de clichés agrandis. Avec ça et nos dossiers d’empreintes digitales et génétiques, nous pouvons maintenant couvrir un large éventail pour identifier des cadavres et des fugitifs. Nous avons eu des réponses concernant les deux femmes en moins de vingt minutes.

— Qu’avez-vous découvert ?

— La morte du sous-marin était Heidi Wolf. Celle que vous avez appréhendée hier s’appelle Elsie Wolf.

— Des jumelles, je suppose ?

— Non, des cousines. Mais ce qui est vraiment extraordinaire, c’est qu’elles appartiennent toutes deux à une famille très riche de très importants directeurs du même vaste conglomérat d’affaires.

Pitt regarda rêveusement par la fenêtre de son bureau, sans voir le Potomac, dehors, et le Capitole dans le fond.

— Sont-elles apparentées à Karl Wolf, le PDG des Destiny Enterprises, en Argentine ?

— On dirait que vous avez de l’avance sur moi, monsieur Pitt, dit Helm après un silence.

— Dirk.

— D’accord, Dirk, vous marquez un point. Heidi était la sœur de Karl. Elsie est sa cousine. Et, oui, Destiny Enterprises est un empire familial, basé à Buenos Aires. Forbes a estimé les ressources de la famille à 210 milliards de dollars.

— Ce ne sont apparemment pas des mendiants, on dirait !

— Et moi, j’ai dû épouser une femme dont le père était maçon.

— Je ne comprends pas pourquoi une femme aussi riche se serait abaissée à faire un minable cambriolage, dit Pitt.

— Quand vous aurez les réponses, j’espère que vous me les communiquerez.

— Où est Elsie, maintenant ?

— Sous bonne garde, dans une clinique privée dirigée par le Bureau, dans W Street, en face de la fac de Mount Vernon.

— Puis-je lui parler ?

— Je ne vois aucune objection de la part du Bureau, mais vous devriez passer par le médecin qui s’occupe d’elle. Il s’appelle Aaron Bell. Je vais l’appeler pour annoncer votre visite.

— Est-elle lucide ?

— Elle est consciente. Vous lui avez mis un sacré coup sur la tête. Elle était à deux doigts de la fracture du crâne.

— Je ne l’ai pas frappée. C’est sa moto.

— Quoi qu’il en soit, dit Helm avec humour, vous ne tirerez pas grand-chose d’elle. Un de nos meilleurs enquêteurs a essayé. C’est une coriace ! À côté d’elle, une huître paraît bavarde.

— Sait-elle que sa cousine est morte ?

— Elle le sait. Elle sait aussi qu’Heidi est à la morgue de la clinique.

— Cela pourrait se révéler intéressant, dit Pitt.

— Quoi donc ?

— De voir la tête d’Elsie quand je lui dirai que c’est moi qui ai remonté le corps d’Heidi des eaux de l’Antarctique et qui l’ai envoyé à Washington…

Presque immédiatement après avoir raccroché, Pitt quitta l’immeuble de la NUMA et se rendit à la clinique que n’indiquait aucune marque extérieure, utilisée exclusivement par le FBI et les autres agences nationales de sécurité. Il gara le cabriolet Ford de 1936 dans un box vide près du bâtiment et passa par l’entrée principale. On lui demanda ses papiers et, après quelques vérifications par téléphone, il fut autorisé à entrer. Un employé de l’administration le conduisit au bureau du Dr Bell.

Pitt avait déjà rencontré le médecin plusieurs fois, non pour des soins ou des traitements, mais au cours de soirées mondaines au profit d’une fondation contre le cancer que son père, le sénateur George Pitt, et le Dr Bell dirigeaient. Aaron Bell avait environ soixante-cinq ans. C’était un personnage toujours hypertendu, avec un visage rougeaud, une évidente surcharge pondérale, et qui ne travaillait que dans le stress. Il fumait deux paquets de cigarettes par jour et buvait au moins vingt tasses de café. Il avait coutume de dire : « On travaille comme des damnés et on meurt insatisfait. »

Il émergea de derrière son bureau comme un ours sur ses pattes arrière.

— Dirk ! Content de vous voir ! Comment va le sénateur ?

— Il se prépare à briguer un nouveau mandat.

— Il ne laissera jamais tomber, et moi non plus. Asseyez-vous. Vous êtes là pour la fille qu’on a amenée hier soir ?

— Ken Helm vous a appelé ?

— Vous n’auriez pas franchi le seuil s’il ne l’avait pas fait.

— La clinique n’a pas l’air très gardée, pourtant.

— Louchez devant une caméra de surveillance et vous verrez ce qui arrive !

— A-t-elle souffert de dommages cérébraux irréversibles ? Bell secoua vigoureusement la tête.

— Elle sera à cent pour cent de son efficacité dans quelques semaines. Une constitution incroyable ! Elle est bâtie comme ne le sont aucune des femmes qui entrent ici.

— Elle est vraiment belle, admit Pitt.

— Non, non, je ne parle pas de son aspect. Cette femme est un spécimen physique remarquable, comme l’est — je devrais dire l’était – sa cousine, dont vous nous avez envoyé le corps depuis l’Antarctique.

— Selon le FBI, elles sont cousines.

— Malgré ça, parfaitement identiques génétiquement, dit Bell avec sérieux. Trop parfaites.

— Comment ça ?

— J’ai assisté à l’autopsie puis j’ai pris les résultats et je les ai comparés aux caractéristiques physiques de la dame couchée en bas. Elles ont plus de choses en commun que de simples ressemblances familiales.

— Helm m’a dit que le corps d’Heidi était ici, à la clinique.

— Oui, sur une table à la morgue, au sous-sol.

— Est-ce que des membres d’une même famille, avec des mêmes gènes, surtout des cousines, peuvent se ressembler comme des gouttes d’eau ? demanda Pitt.

— Ce n’est pas impossible, mais c’est extrêmement rare.

— On dit que nous avons tous un sosie quelque part dans le monde ? Bell sourit.

— Dieu vienne en aide au pauvre type qui me ressemble !

— Alors, où cela nous mène-t-il ?

— Je ne peux pas le prouver sans des mois d’examens et de tests et je fais de la corde raide en l’affirmant. Mais je suis prêt à mettre ma réputation en jeu. Pour moi, ces deux jeunes femmes, la morte et la vivante, ont été fabriquées artificiellement.

Pitt le regarda attentivement.

— Vous ne voulez pas dire qu’elles sont des androïdes ?

— Non ! Non ! dit Bell en secouant les mains. Rien d’aussi ridicule !

— Un clonage ?

— Pas du tout.

— Alors quoi ?

— Je crois qu’elles ont été fabriquées génétiquement.

— Est-ce possible ? demanda Pitt, incrédule. Est-ce que la science et la technologie permettent cela ?

— Il existe des laboratoires pleins de savants qui travaillent à améliorer le corps humain par la génétique, mais, d’après ce que je sais, ils n’en sont encore qu’aux essais sur des souris. Tout ce que je peux vous dire, c’est que si Elsie ne meurt pas de la même façon qu’Heidi, si elle ne passe pas sous un camion et si elle n’est pas tuée par un amant jaloux, elle vivra sûrement assez longtemps pour fêter son cent vingtième anniversaire.

— Je ne suis pas sûr de vouloir vivre aussi longtemps moi-même, dit pensivement Pitt.

— Moi non plus, dit Bell en riant. En tout cas, pas dans le corps que j’ai.

— Puis-je voir Elsie, maintenant ?

Bell se leva et fit signe à Pitt de le suivre jusqu’au rez-de-chaussée. Depuis qu’il était entré dans la clinique, Pitt n’avait vu que les services administratifs et le Dr Bell. Cette clinique paraissait incroyablement propre, stérile et vide.

Bell s’approcha d’une porte non gardée, introduisit une carte dans une fente électronique et ouvrit. Une femme reposait dans un lit d’hôpital standard et regardait par une fenêtre munie d’un écran épais et d’une série de barreaux. C’était la première fois que Pitt voyait Elsie en plein jour et il était toujours aussi étonné de son incroyable ressemblance avec sa cousine morte. La même masse de cheveux blonds, les mêmes yeux gris-bleu. Il avait du mal à croire qu’elles ne fussent que cousines.

— Mademoiselle Wolf, dit Bell d’une voix grave, je vous amène un visiteur. (Il regarda Pitt et hocha la tête.) Je vais vous laisser seuls. Essayez de ne pas rester trop longtemps.

Il ne dit rien à Pitt du moyen d’appeler le docteur en cas de problème et, bien qu’il ne vît aucune caméra de télévision, il était certain que leurs moindres paroles et leurs moindres mouvements étaient enregistrés.

Il tira une chaise près du lit et s’assit, sans parler pendant près d’une minute, observant les yeux qui semblaient le traverser pour contempler une lithographie du Grand Canyon pendue derrière lui. Il lui parla enfin.

— Je m’appelle Dirk Pitt. J’ignore si ce nom vous dit quelque chose, mais il semble que le commandant de l’U-2015 le connaissait quand nous avons parlé sur la banquise.

Elle fronça très légèrement les sourcils, mais garda le silence.

— J’ai plongé sur l’épave, continua Pitt, et j’en ai retiré le corps de votre cousine Heidi. Aimeriez-vous que j’arrange son transport auprès de Karl à Buenos Aires, afin qu’elle soit enterrée décemment dans le cimetière privé des Wolf ?

Pitt avançait à l'aveuglette, mais il supposait que les Wolf avaient bien un cimetière privé.

Cette fois, il marqua un point. Elle parut réfléchir en essayant d’analyser ses paroles. Finalement, ses lèvres se pressèrent avec une évidente colère et elle se mit à trembler et à remuer.

— Vous ! cracha-t-elle. C’est vous qui êtes responsable de la mort des nôtres au Colorado.

— Le Dr Bell se trompait. Vous avez une langue.

— Vous étiez là aussi quand notre sous-marin a été coulé ? demanda-t-elle, comme si elle ne savait plus où elle était.

— Je plaide la légitime défense pour mes actes au Colorado. Et, oui, j’étais sur le Polar Storm quand votre sous-marin a coulé, mais je ne suis pas responsable de l’incident. Prenez-vous-en à la Marine des États-Unis. S’ils n’étaient pas intervenus au bon moment, votre cousine et sa maudite bande de pirates auraient coulé un navire de recherches inoffensif et tué plus de cent marins et scientifiques innocents. Ne me demandez pas de verser des larmes sur Heidi. Pour ce qui me concerne, elle et son équipage n’ont eu que ce qu’ils méritaient.

— Qu’avez-vous fait de son corps ? demanda-t-elle.

— Il est ici, dans la morgue de la clinique. On m’a dit que vous étiez nées toutes les deux dans le même giron ?

— Nous sommes génétiquement sans tache, dit Elsie avec arrogance. Contrairement au reste de l’espèce humaine.

— Et comment cela est-il possible ?

— Il a fallu trois générations de sélections et d’expérimentations. Ceux de ma génération ont des corps physiquement parfaits et des capacités mentales de génie. Nous sommes aussi artistiquement très créatifs.

— Vraiment ? dit Pitt d’une voix moqueuse. Et dire que pendant tout ce temps, j’ai pensé que la procréation artificielle ne donnait que des imbéciles !

Elsie le regarda longuement puis sourit avec hauteur.

— Vos insultes n’ont aucune importance. Dans peu de temps, vous et tous les autres humains tarés serez morts.

Pitt fixa ses yeux pour y détecter une réaction. Quand il répondit, ce fut avec indifférence et détachement.

— Ah ! oui ! La comète jumelle de celle qui a détruit la terre et décimé l’humanité. Je suis déjà au courant.

Il le manqua presque, mais il était là, le bref éclair d’allégresse mêlé au ravissement dans son regard. Le sentiment du mal absolu qu’elle dégageait semblait si concentré qu’il aurait pu le toucher en tendant la main. Cela le mit mal à l’aise. Il eut l’impression qu’elle cachait un secret bien plus menaçant que tout ce qu’il pouvait concevoir.

— Combien de temps ont mis vos experts pour déchiffrer les inscriptions ? demanda-t-elle avec un détachement feint.

— Cinq ou six jours.

Elle eut une moue dédaigneuse.

— Les nôtres n’en ont mis que trois.

Il fut certain qu’elle mentait, aussi continua-t-il l’assaut.

— Est-ce que la famille Wolf projette une grande fête pour célébrer l’arrivée de l’Apocalypse ? Elsie secoua lentement la tête.

— Nous n’avons pas de temps à perdre en de futiles festivités. Nous travaillons à notre survie.

— Pensez-vous vraiment que la comète va frapper dans quelques semaines ?

— Les Amènes se sont révélés très précis dans leurs cartes astronomiques et célestes.

Il y eut un petit mouvement de ses yeux qui cessèrent de regarder Pitt pour contempler le plancher et un manque de conviction dans sa voix qui fit penser à Pitt qu’elle mentait.

— C’est ce qu’on m’a dit.

— Nous avions… des correspondances avec certains des meilleurs astronomes d’Europe et des États-Unis, qui ont vérifié les prévisions des Amènes. Tous sont d’accord pour affirmer que le retour de la comète a été calculé et daté avec une incroyable précision.

— Aussi votre famille de clones égoïstes a gardé la nouvelle pour elle au lieu d’en avertir le monde, dit Pitt d’un ton acerbe. Et vos… correspondants ont empêché les astronomes de parler. La bienveillance est un mot qui ne figure pas au vocabulaire des Wolf.

— Pourquoi causer une panique mondiale ? dit-elle avec indifférence. Quel bien cela pourrait-il faire à la fin ? Mieux vaut laisser les gens mourir dans l’ignorance et sans angoisse.

— Vous êtes trop bonne !

— La vie est faite pour les meilleurs et pour ceux qui prévoient.

— Et les Wolf les Magnifiques ? Qu’est-ce qui vous empêchera de mourir avec le reste des rustres puants ?

— Nous préparons notre survie depuis plus de cinquante ans, dit-elle d’un ton catégorique. Ma famille ne sera balayée par aucune inondation ni brûlée par aucun incendie. Nous sommes préparés à affronter la catastrophe et à supporter ses effets.

— Cinquante ans, répéta Pitt. C’est à cette époque que vous avez découvert une crypte avec des inscriptions amènes annonçant la prochaine extinction après la chute de la comète ?

— Oui, dit-elle simplement.

— Combien y a-t-il de cryptes au total ?

— D’après les Amènes, six.

— Combien votre famille en a-t-elle trouvé ?

— Une.

— Et nous en avons trouvé deux. Ça en laisse trois à découvrir.

— L’une a été détruite à Hawaii après qu’un volcan eut déversé des tonnes de lave qui l’ont détruite. Une autre a disparu pour toujours pendant un grand tremblement de terre au Tibet, en 800 après Jésus-Christ. Il n’en reste qu’une à trouver. On suppose qu’elle est quelque part dans les flancs du mont Lascar, au Chili.

— Si elle reste à trouver, dit Pitt en choisissant bien ses mots, pourquoi avez-vous tué un groupe d’étudiants qui exploraient une caverne dans la montagne ?

Elle lui lança un regard haineux, mais ne répondit pas.

— Très bien. Permettez-moi de vous demander où se situe la caverne amène que votre famille a découverte ? la pressa-t-il. Elle le regarda comme s’il n’était qu’une âme perdue.

— Les premières inscriptions des Amènes que nous ayons trouvées étaient dans un temple, au milieu des ruines de ce qui fut autrefois une de leurs villes portuaires. Inutile de me demander autre chose, monsieur Pitt. J’ai dit tout ce que j’étais disposée à dire, sauf un conseil. Dites adieu à vos amis et à ceux que vous aimez. Parce que, très bientôt maintenant, ce qui restera de vos corps déchirés flottera dans une mer qui n’existe pas encore.

Sur ces mots, Elsie Wolf ferma les yeux et parut se retirer du monde qui l’entourait aussi effectivement que si elle était soudain devenue un bloc de glace.

28

L’après-midi était bien avancé quand Pitt quitta la clinique, il décida de rentrer au hangar plutôt que de retourner à la NUMA. Il roula lentement dans la circulation de l’heure de pointe qui se traînait pour traverser le pont Rochambeau avant de prendre enfin l’avenue du Washington Mémorial. Il approchait de la grille de l’aéroport pour prendre la route réservée à l’entretien menant à son hangar quand son portable signala un appel.

— Allô !

— Salut, mon trésor, dit la voix chaude de la députée Loren Smith.

— Je suis ravi d’entendre ma représentante du peuple préférée.

— Qu’est-ce que tu fais, ce soir ?

— Je pensais me faire une omelette au saumon fumé, prendre une douche et regarder la télévision, répondit Pitt, tandis que le garde lui faisait signe d’entrer en jetant un regard d’envie à la Ford 1936.

— Les célibataires mènent une vie bien ennuyeuse, dit-elle en plaisantant.

— J’ai cessé de fréquenter les bars quand j’ai eu vingt et un ans.

— Ça, j’en suis sûre. (Elle prit le temps de répondre à une question d’une de ses secrétaires.) Désolée. Un électeur appelait pour râler à propos de nids-de-poule sur la chaussée, devant chez lui.

— Les députées mènent une vie bien ennuyeuse !

— Pour t’être montré désagréable, tu vas m’emmener dîner au Saint-Cyr.

— Tu as bon goût, dit Pitt. Ça va me coûter un mois de salaire. Qu’est-ce qu’on fête ?

— J’ai un dossier assez épais sur les Destiny Enterprises sur mon bureau et ça va en effet te coûter un paquet !

— T’a-t-on jamais dit que tu t’étais trompée de métier ?

— J’ai vendu mon âme pour faire passer des lois plus souvent que n’importe quelle fille de joie n’a vendu son corps à des clients.

Pitt s’arrêta devant la large porte d’entrée du garage et composa un code sur sa télécommande.

— J’espère que tu as réservé. Le Saint-Cyr n’a pas la réputation d’accepter les simples passants.

— J’ai rendu un service au chef, il y a un moment. Fais-moi confiance, nous aurons la meilleure table du restaurant.

— Pourras-tu m’obtenir une réduction sur le vin ?

— T’es mignon ! dit doucement Loren. Au revoir.

Pitt n’avait pas envie de porter une cravate pour aller dans un restaurant de luxe. Quand il arrêta la Ford devant chez Loren, à Alexandria, il portait un pantalon gris, une veste sport bleu marine et un pull à col roulé safran. Loren aperçut Pitt et la voiture depuis son balcon du quatrième, lui fit signe et descendit. Chic et séduisante, elle portait un cardigan de dentelle perlée avec un pantalon plissé devant, sous un manteau de fausse fourrure qui lui arrivait aux genoux. Du balcon, elle avait noté que Pitt avait mis la capote de la Ford. N’ayant donc pas besoin de s’inquiéter du vent dans ses cheveux, elle n’avait pas pris la peine de mettre un chapeau.

Pitt, sur le trottoir, lui ouvrit la portière.

— Quel plaisir de constater qu’il y a encore des gentlemen, remarqua-t-elle avec un sourire engageant. Il se pencha et l’embrassa sur la joue.

— Je suis de la vieille école.

Le restaurant n’était qu’à trois kilomètres, de l’autre côté de la route de ceinture du Capitole menant au comté de Fairfax, en Virginie. L’employé chargé de garer les voitures eut un sourire aussi brillant qu’une chandelle dans une citrouille d’Halloween en voyant la hot rod s’arrêter devant l’élégant restaurant. Le ronronnement de ses tuyaux d’échappement envoya des frissons le long de sa colonne vertébrale.

Il tendit un ticket à Pitt, mais, avant de démarrer, le vit se pencher et regarder le cadran kilométrique.

— Quelque chose ne va pas, monsieur ?

— Je relève juste le kilométrage, répondit Pitt en lui jetant un regard entendu.

Son rêve d’aller faire un tour avec la hot rod pendant que son propriétaire dînait s’envola d’un coup et il conduisit lentement la voiture dans le parking où il la gara à côté d’une Bentley.

Le Saint-Cyr était un restaurant intime. Établi dans une maison coloniale du dix-huitième siècle, le chef et propriétaire était venu à Washington en passant par Cannes et Paris, où il avait été découvert par de riches promoteurs amoureux de la bonne chère et des vins fins. Ils avaient financé le restaurant et accordé au chef la moitié des intérêts. La salle à manger était décorée de bleu profond et de dorures, avec des meubles de style marocain. Il n’y avait que douze tables, servies par six serveurs et quatre aides serveurs. Ce que Pitt appréciait le plus au Saint-Cyr était son acoustique. Grâce aux lourds rideaux et aux kilomètres de tissu sur les murs, les bruits des conversations étaient réduits au minimum, contrairement à la plupart des restaurants où l’on entend à peine la personne en face de soi et où le vacarme empêche de profiter d’un bon repas.

Après s’être assis à une table placée dans une petite alcôve privée, hors de la salle principale, Pitt demanda à Loren :

— Vin ou Champagne ?

— Pourquoi le demander ? Tu sais qu’un bon cabernet me rend vulnérable.

Pitt commanda donc une bouteille de cabernet sauvignon Martin Ray au sommelier et s’installa confortablement sur sa chaise de cuir.

— En attendant de commander, pourquoi ne pas me raconter ce que tu as trouvé sur les Destiny Enterprises ? Loren sourit.

— Je devrais t’obliger à me nourrir d’abord.

— Encore une politicienne qui exige des pots-de-vin ! dit-il d’un ton moqueur.

Elle se pencha, ouvrit sa mallette et en sortit plusieurs chemises qu’elle lui passa discrètement sous la table.

— Les Destiny Enterprises ne sont absolument pas des sociétés qui aiment les relations publiques, les programmes promotionnels ou la publicité. Elles n’ont jamais vendu d’actions et appartiennent en totalité à la famille Wolf, constituée en trois générations. Ils ne publient pas et ne distribuent pas de comptes de résultats ni de rapports annuels. De toute évidence, ils ne pourraient jamais opérer aussi secrètement aux États-Unis, en Europe ou en Asie, mais ils ont disposé d’un énorme pouvoir auprès du gouvernement argentin, à commencer par les Perôn, peu après la Seconde Guerre mondiale.

Pitt lisait les premières pages du dossier quand le vin arriva. Lorsque le sommelier en eut versé un peu dans son verre, il en étudia la robe, en inhala le parfum, puis en prit une gorgée, il ne l’avala pas, mais le fit doucement tourner quelques secondes dans sa bouche auparavant. Il regarda le sommelier en souriant.

— Je suis toujours étonné de la finesse et néanmoins de l’âme solide d’un cabernet sauvignon Martin Ray, dit-il.

— C’est un excellent choix, monsieur, dit le sommelier. Peu de nos clients en connaissent l’existence.

Pitt s’offrit une autre gorgée de vin avant de reprendre la lecture du dossier.

— Il semble que les Destiny Enterprises soient arrivées de nulle part en 1947. Loren regardait le liquide d’un rouge profond dans son verre.

— J’ai loué les services d’un enquêteur pour étudier les journaux argentins de l’époque. On n’y parlait nulle part de Wolf dans les rubriques affaires. Tout ce qu’il a trouvé, ce furent des rumeurs disant que la corporation était composée de fonctionnaires nazis de haut rang, qui avaient fui l’Allemagne avant sa défaite.

— L’amiral Sandecker parlait d’un flot de nazis qui ont filé avec toutes leurs richesses volées, dans un U-boat pendant les derniers mois de la guerre. L’opération était, paraît-il, orchestrée par Martin Bormann.

— N’a-t-il pas été tué en essayant de fuir durant la bataille de Berlin ? demanda Loren.

— Je ne crois pas qu’on ait jamais pu prouver que les os trouvés des années après étaient les siens.

— J’ai lu quelque part que le plus grand mystère non résolu de la guerre fut la disparition totale du trésor allemand. On n’a jamais retrouvé un seul mark ni une seule pièce d’or. Est-il possible que Bormann ait survécu et ait fait passer en douce les richesses volées en Amérique du Sud ?

— Il est en tête de liste des suspects, répondit Pitt.

Il commença à examiner les papiers, mais n’y trouva rien d’intéressant. La plupart n’étaient que des articles de journaux parlant des affaires des Destiny Enterprises trop importantes pour rester confidentielles. L’analyse la plus détaillée venait d’un rapport de la CIA. Il faisait la liste des diverses activités et projets dans lesquels la corporation était impliquée, mais pratiquement sans aucun détail sur leurs opérations.

— Ils ont l’air très diversifiés, remarqua Pitt. De grandes exploitations minières de pierres précieuses, d’or, de platine et autres minéraux rares. Le développement de leurs gammes d’ordinateurs et de maisons d’édition est le quatrième du monde après Microsoft. Ils ont de gros investissements dans l’extraction du pétrole et sont aussi les leaders mondiaux en nanotechnologie.

— Je ne sais pas ce que c’est, avoua Loren.

Avant que Pitt ait pu répondre, le serveur vint prendre leur commande.

— Qu’est-ce qui te fait envie ? demanda Pitt.

— Je fais confiance à ton bon goût, dit-elle d’une voix douce. Commande pour moi.

Pitt ne se hasarda pas à prononcer les noms français du menu, il commanda en anglais.

— Pour commencer, nous prendrons votre foie gras truffé maison et une vichyssoise. Ensuite, vous donnerez un ragoût de lapin au vin blanc pour madame et, pour moi, un ris de veau au beurre noir.

— Comment peux-tu manger des ris de veau ? demanda Loren d’un ton dégoûté.

— J’ai toujours eu un faible pour un bon ris de veau, répondit simplement Pitt. Où en étions-nous ? Ah ! Oui ! La nanotechnologie. Du peu que je sais sur le sujet, la nanotechnologie est une science nouvelle qui essaie de contrôler l’arrangement des atomes, permettant la construction de tout ce qui est virtuellement possible sous la loi de la nature. On pourra accomplir des réparations moléculaires dans le corps humain et la fabrication sera révolutionnée. Plus rien ne sera impossible à produire, à bon marché et avec une qualité assurée. Des machines incroyablement petites pourront se reproduire et seront programmées pour créer de nouveaux carburants, des médicaments, des métaux et des matériaux de construction irréalisables par les techniques normales. J’ai entendu dire que l’on pouvait fabriquer des ordinateurs centraux d’à peine un micron cube. La nanotechnologie sera sans doute la technique du futur.

— Je ne peux même pas imaginer comment ça fonctionne.

— À mon avis, le but est de créer ce que les spécialistes en nanotechnologie appellent un programme d’assemblage, un robot submicroscopique, muni de bras articulés dirigés par ordinateurs. Ils sont supposés capables de construire de grands objets, d’une précision atomique, par des réactions chimiques contrôlées, molécule par molécule. Les programmes d’assemblage peuvent même être étudiés pour se répliquer. Théoriquement, tu pourrais concevoir tes programmes d’assemblage pour te fabriquer un nouveau jeu de clubs de golf à ton goût, faits d’un métal qui n’existe pas encore, ou un poste de télévision d’une forme particulière pour s’insérer dans un endroit précis et même une automobile ou un avion, y compris le carburant spécial pour le faire fonctionner.

— Ça paraît fantastique !

— Et son développement au cours des trente années à venir devrait être ahurissant.

— Ça explique le projet des Destiny en Antarctique, dit Loren en buvant une gorgée de vin. Tu le trouveras dans le dossier 5A.

— Oui, je le vois. Une immense usine pour extraire des minéraux de la mer. Ils doivent être les premiers à avoir exploité les fonds marins avec succès pour trouver des minéraux de prix.

— On dirait que les ingénieurs et les scientifiques des Destiny Enterprises ont mis au point un mécanisme moléculaire capable de séparer les minéraux comme l’or de l’eau de mer.

— Je suppose que le programme a réussi.

— O combien ! dit Loren. Selon des rapports entreposés en Suisse, obtenus en secret par la CIA – je leur ai juré sur mille bibles que cette information resterait strictement confidentielle –, les dépôts d’or de Destiny dans les coffres suisses ne sont pas loin d’égaler ceux de Fort Knox.

— Leur extraction d’or devait rester tout à fait secrète, sinon le cours mondial de l’or plongerait.

— D’après mes renseignements, la direction de Destiny n’en a pas encore vendu une once.

— Et à quoi cela leur servirait-il d’entasser d’aussi énormes fortunes ? Loren haussa les épaules.

— Je n’en ai pas la moindre idée.

— Ils ont peut-être vendu lentement et discrètement, pour laisser les prix du marché à leur plus haute valeur. S’ils inondaient soudain le marché de tonnes d’or, leurs bénéfices deviendraient nuls.

Le serveur arriva avec le foie gras. Loren en porta un peu à sa bouche et prit une expression ravie.

— C’est divin !

— Oui, c’est bon, dit Pitt.

Ils dégustèrent le foie gras en silence jusqu’à la dernière miette avant que Loren reprenne la conversation.

— Bien que la CIA ait entassé quantité de données sur un mouvement néonazi après la guerre, ils n’ont trouvé aucune preuve de conspiration souterraine dans laquelle tremperaient les Destiny Enterprises ou la famille Wolf.

— Et cependant, si l’on en croit ceci, dit Pitt en tenant une liasse de papiers agrafés, ce n’est un secret pour personne que le butin volé par les nazis à l’Autriche, la Belgique, la Norvège, la France et les Pays-Bas, plus tout l’or et les biens des Juifs, ont été transportés en Argentine par des U-boats, après la guerre.

Loren hocha la tête.

— La plus grosse partie de l’or et autres richesses ont été transformées en monnaie sonnante et trébuchante, déposée dans des banques centrales.

— Et les propriétaires des fonds ?

— Qui d’autre ? Les Destiny Enterprises, dès qu’elles furent organisées, en 1947. Ce qui est étrange, c’est qu’il n’est fait aucune mention d’un Wolf au conseil d’administration, au cours des premières années.

— Ils ont dû en prendre le contrôle plus tard, dit Pitt. Je me demande comment la famille a évincé les vieux nazis qui ont fui l’Allemagne en 1945.

— Bonne question. Au cours des cinquante-six ans passés, l’empire des Destiny a grandi au point que leur puissance influence le monde bancaire et les gouvernements. On peut dire qu’ils possèdent l’Argentine. Un de mes collaborateurs a un informateur qui prétend qu’une très importante somme d’argent est distribuée comme fonds de campagne à des membres de notre propre Congrès. C’est probablement pour cela qu’aucune enquête gouvernementale sur les Destiny Enterprises n’a jamais été diligentée.

— Leurs tentacules atteignent aussi les poches de nos honorables sénateurs et députés, ainsi que celles de bien des gens qui ont travaillé à la Maison Blanche.

Loren leva les mains.

— Ne me regarde pas comme ça ! Je n’ai jamais sciemment reçu un centime de dessous-de-table de la part de Destiny pour mes fonds de campagne.

Pitt lui lança un regard de renard.

— Vraiment ?

Elle lui donna un coup de pied sous la table.

— Arrête ça ! Tu sais parfaitement bien que je n’ai jamais été à vendre. Il se trouve que je suis l’un des membres du Congrès les plus respectés.

— Peut-être aussi la plus jolie, mais tes estimés collègues ne te connaissent pas aussi bien que moi.

— Tu n’es pas drôle !

On posa devant eux les bols de vichyssoise et ils les savourèrent en buvant en même temps un peu de cabernet Martin Ray. Le vin ne mit pas longtemps à passer dans leurs veines et à attendrir leur esprit, d’autant qu’un serveur attentif ne cessait de remplir leurs verres.

— On dirait que maintenant, ce que les nazis n’ont pas réussi à faire par les massacres, la destruction et la guerre, ils l’accomplissent par le pouvoir économique, dit Loren.

— La domination du monde est dépassée, dit Pitt. Les leaders chinois y pensent peut-être encore vaguement, mais, comme leur économie a transformé leur pays en superpuissance, ils finiront par comprendre que la guerre ne l’amènerait qu’à l’effondrement. Depuis la chute de la Russie communiste, les prochaines guerres seront économiques. Les Wolf ont compris que ce genre de pouvoir mène au pouvoir politique. Ils sont assez riches pour acheter ce qu’ils veulent et qui ils veulent. La seule question est dans quelle direction ils vont.

— As-tu pu tirer quelque chose de la femme que tu as appréhendée hier soir ?

— Seulement que l’Apocalypse est pour très bientôt et que toute l’humanité, à l’exception de la famille Wolf, évidemment, sera effacée de la surface du globe quand une comète tombera sur la terre.

— Et tu peux croire ça ? s’étonna Loren.

— Et toi ? demanda-t-il. On a prédit des milliers d’apocalypses sans autres conséquences qu’une averse passagère. Mais pourquoi les Wolf font courir un tel mythe, c’est un mystère pour moi.

— Sur quoi fondent-ils leur raisonnement ?

— Sur les prédictions d’une ancienne civilisation appelée les Amènes.

— Tu ne parles pas sérieusement ? dit-elle, ahurie. Une famille aussi influente et intelligente que les Wolf croyant au mythe d’un peuple mort depuis des milliers d’années ?

— C’est ce que disent les inscriptions des cryptes que nous avons découvertes dans l’océan Indien et le Colorado.

— L’amiral Sandecker a brièvement mentionné vos découvertes au cours de notre conversation téléphonique, avant que j’aille te chercher à l’aéroport, mais tu ne m’en as encore rien dit.

Pitt fit un geste impuissant.

— Je n’en ai pas eu l’occasion.

— Je devrais peut-être songer à rédiger d’abord mon testament.

— Avant que tu ne te prépares à rencontrer ton créateur, attends que nous ayons la confirmation des astronomes qui traquent les astéroïdes et les comètes.

On enleva les bols de potage et on les remplaça par le plat principal. La présentation du chef, aussi bien pour le lapin que pour les ris de veau, était une œuvre d’art. Pitt et Loren les admirèrent avant de les goûter. Ils ne furent pas déçus.

— Le lapin est un choix parfait, dit-elle entre deux bouchées. Il est délicieux. Pitt avait une expression d’extase.

— Quand on me sert des ris de veau préparés par un grand cuisinier, j’entends des cloches à chaque bouchée. La sauce est un succès.

— Goûte mon lapin, dit Loren en tendant son assiette.

— Tu veux goûter mes ris de veau ?

— Non merci, dit-elle en fronçant le nez. Je ne suis pas tentée par les abats.

Heureusement, les portions n’étaient pas aussi copieuses que celles qu’on sert généralement dans les restaurants moins fameux et ils ne se sentirent pas gavés quand ils en furent au dessert. Pitt commanda des pêches cardinal, pochées avec un coulis de fraises. Plus tard, après un cognac Remy Martin, ils reprirent la conversation.

— Rien de ce que j’ai vu ou entendu sur les Wolf n’a de sens, dit Pitt. Pourquoi amasser une fortune s’ils pensent que leur empire financier partira en fumée quand la comète frappera ?

Loren fit tourner le cognac dans son verre en contemplant le liquide ambré étinceler dans la lumière des chandeliers sur la table.

— Ils ont peut-être l’intention de survivre à la catastrophe.

— C’est ce qu’ont dit Elsie et l’un des assassins du Colorado. Mais comment pourraient-ils survivre à un désastre mondial mieux que n’importe qui ?

— As-tu lu le dossier 18 ? demanda Loren.

Pitt ne répondit pas immédiatement. Il fouilla les dossiers jusqu’à ce qu’il trouve celui marqué 18. Il l’ouvrit et le lut. Au bout de deux ou trois minutes, il leva les yeux et les plongea dans les yeux violets de Loren.

— Est-ce vérifié ? Elle hocha la tête.

— C’est comme si Noé avait construit toute une flotte d’arches.

— Quatre navires colossaux, dit lentement Pitt. Un paquebot, en fait une communauté flottante, de 1800 mètres de long sur 900 de large, haut de 32 étages, déplaçant 3 millions et demi de tonnes ! (Il leva les yeux, les sourcils froncés.) Un concept extravagant, mais absolument pas viable.

— Lis la suite, dit Loren. Ça se corse.

— Ce gigantesque navire possède un grand hôpital, une école, des centres de loisirs et des technologies ultramodernes. Un aérodrome avec une vaste piste sur le pont supérieur, une petite flotte d’avions à réaction et d’hélicoptères. Les cabines et les bureaux pourront recevoir 5 000 passagers et membres d’équipage. (Pitt secoua la tête, incrédule.) Un énorme navire comme celui-là devrait convenir à 50 000 personnes au moins.

— En réalité, deux fois plus.

— Regardons les trois autres navires. Pitt continua sa lecture.

— Ils ont aussi les mêmes dimensions gigantesques. L’un servira au chargement de maintenance et abritera les machines et une usine de fabrication, une énorme quantité de véhicules, du matériel de construction mécanique et urbaine. Le second est un véritable zoo…

— Tu vois, l’interrompit Loren, ils ont aussi une arche !

— Le dernier est un supertanker pouvant contenir du pétrole, du gaz naturel et divers autres carburants. Pitt ferma le dossier et regarda Loren.

— J’ai entendu dire que de tels navires étaient à l’étude, mais j’ignorais qu’ils fussent véritablement construits et certainement pas par les Destiny Enterprises.

— Les coques ont été construites par éléments, envoyés à un chantier naval secret appartenant aux Destiny Enterprises sur un fjord isolé, à la pointe méridionale du Chili. Là, la superstructure extérieure et tout l’intérieur ont été terminés et les navires meublés et chargés. D’après les estimations, les passagers de cette flotte devraient être autonomes, avec assez de nourriture et de ravitaillement, pendant vingt ans et plus.

— Des étrangers ont-ils visité les navires ? Les médias n’ont-ils pas écrit des articles sur ce que doivent être les plus gros paquebots du monde ?

— Lis le rapport de la CIA sur le chantier naval, conseilla Loren. La zone est totalement interdite et surveillée par une petite armée de gardes. Aucun observateur ne peut entrer ni sortir. Les travailleurs et leurs familles sont logés dans une communauté à terre, sans pouvoir quitter les navires ou les chantiers. Entourés par les Andes, une centaine d’îles montagneuses et deux péninsules, la seule façon d’entrer ou de sortir du fjord est par mer ou par avion.

— L’enquête de la CIA semble superficielle. Ils n’ont pas étudié le projet des Destiny Enterprises à fond. Loren but la dernière gorgée de son cognac.

— Un agent chargé de renseigner mon bureau a dit que l’Agence n’avait pas mené une enquête majeure parce qu’ils n’avaient rien vu là-dedans qui menace la sécurité ou les intérêts des États-Unis.

Le regard de Pitt se perdit au-delà des murs du restaurant.

— Al Giordino et moi sommes allés dans un fjord chilien, il y a quelques années, pour chercher un paquebot pris en otage par des terroristes. Ceux-ci avaient caché le navire près d’un glacier. D’après ce dont je me souviens des îles et des cours d’eau, au nord du détroit de Magellan, il n’y a pas de chenal assez large ni assez profond pour permettre le passage de navires aussi monstrueux.

— Ils ne sont peut-être pas prévus pour naviguer sur les sept mers, suggéra Loren. Ils n’ont peut-être été construits que pour survivre au cataclysme prédit.

— Aussi fantastique que cela puisse paraître, dit Pitt en essayant d’accepter cette idée incroyable, tu n’es pas loin de la vérité. Les Wolf ont dû dépenser des milliards en pariant sur la fin du monde.

Il se tut et Loren vit bien qu’il était perdu dans ses pensées. Elle se leva et alla aux toilettes, pour lui laisser le temps de faire le tri des idées qui lui couraient dans la tête. Bien qu’il trouvât cela difficile à admettre, il commençait à comprendre pourquoi les dernières générations de la famille Wolf avaient été génétiquement améliorées.

Les vieux nazis qui avaient fui l’Allemagne avaient disparu depuis longtemps, mais ils avaient laissé derrière eux une famille de surhommes qui serait assez forte pour survivre au cataclysme à venir puis pour reprendre en main ce qui resterait du monde civilisé et le reconstruire, le contrôler et le diriger selon les normes exigeantes de leur supériorité.

29

Les falaises de granit gris de la gorge s’élevaient comme des ombres géantes avant de disparaître dans le ciel nocturne. En dessous, les glaciers bleutés luisaient et reflétaient le rayon d’une lune aux trois quarts pleine. Le pic couvert de neige de 3 550 mètres du Cerro Murallôn, éclairé par les étoiles d’un ciel sans nuage, dominait les flancs ouest des Andes septentrionales avant de se jeter, en pente raide, vers la mer et ses abîmes pleins de glaciers sans âge. La nuit était claire et piquante, le ciel embrasé. Révélé par la clarté de la Voie lactée, un petit appareil filait comme une flèche entre les parois menaçantes de la gorge, comme une chauve-souris scannant un canyon désert à la recherche de nourriture.

C’était l’automne dans l’hémisphère Sud et une neige légère était déjà tombée sur les hauteurs. De grands conifères s’accrochaient aux pentes irrégulières avant de s’arrêter à la ligne supérieure de la forêt, où la roche nue dominait et s’élevait jusqu’aux sommets pointus et découpés. On ne voyait nulle part aucune lumière humaine. Pitt imaginait qu’en plein jour, le paysage devait avoir une beauté mystérieuse, mais, à 10 heures du soir, les hautes falaises et les rochers escarpés étaient sombres et menaçants.

Le Skycar Moller M 400 n’était guère plus large qu’une Jeep Cherokee, mais il était aussi stable en vol qu’un avion beaucoup plus grand et pouvait être piloté dans les rues d’une ville et garé dans un parking résidentiel. Sa ligne aérodynamique, avec son avant conique incliné, tenait à la fois d’une voiture futuriste de la General Motors et d’une fusée de combat sortie de La Guerre des étoiles. Les quatre fuseaux moteurs de sustentation et de translation contenaient chacun deux moteurs tournant en sens inverse qui permettaient au Moller de décoller comme un hélicoptère et de voler horizontalement, comme un avion classique, à une vitesse de croisière de 480 kilomètres/heure, avec un plafond de 9 000 mètres. Si l’on perdait un moteur, ou même deux, il pouvait quand même atterrir sans danger et sans inconfort pour les passagers. Même si un composant subissait une panne catastrophique, deux parachutes se déployaient pour ramener le Skycar et ses occupants au sol, sans dommages.

Un système de capteurs et de sécurité intégré le protégeait contre toute erreur de mécanisme ou d’ordinateur de vol. Les quatre ordinateurs de l’appareil surveillaient en permanence tous les systèmes et maintenaient le contrôle automatique sur une route aérienne présélectionnée, dirigée par des satellites GPS, qui le guidaient au-dessus des rivières et des montagnes et à travers les vallées et les canyons. Le système de guidage extrêmement efficace éliminait la nécessité d’un pilote.

Ce que Pitt pouvait voir de son environnement, hors du cockpit, était limité. Il prenait rarement la peine de regarder par la verrière. Il n’avait pas envie de voir l’ombre de l’avion, sous la lumière pâle de la lune, caresser les rochers irréguliers en bas, voltiger sur les cimes des arbres, s’élever au-dessus des pentes avant même qu’il les ait vues devant l’avion. Et en particulier, il se moquait de la façon dont l’avion et son ombre se confondaient. Il voyait la route de vol sur le traceur de route en temps réel, tandis que l’équipement de navigation automatique emmenait le Skycar vers sa destination préprogrammée. Les turbulences étaient amorties par la réaction automatique rapide des mini ailerons placés sous les moteurs commandés par le système de stabilisation automatique.

Pitt trouvait déconcertant d’être assis là, les bras croisés, tandis que l’appareil survolait et contournait les montagnes au cœur de la nuit, sans la moindre assistance du cerveau et des mains d’un homme. Il n’avait d’autre choix que de faire confiance au système de guidage informatisé et de lui laisser accomplir le vol. Si Giordino, assis près de lui, était inquiet que l’ordinateur tombe en panne et ne puisse éviter une collision contre le flanc de la montagne, on ne le voyait pas sur son visage. Il lisait calmement un roman d’aventures sous l’ampoule du cockpit tandis que Pitt étudiait une carte nautique montrant les profondeurs sous-marines du fjord menant au chantier naval des Wolf.

Il n’y avait aucun plan permettant de voler à des hauteurs sans risque au-dessus des pics les plus hauts. Leur mission était clandestine. Les propulseurs puissants et efficaces les emmenaient à leur destination à l’abri des radars et des détecteurs laser.

Les deux hommes transpiraient beaucoup dans leur combinaison sèche DUI CF 200 de série, qu’ils portaient sur des sous-vêtements isolants, mais ils ne se plaignaient ni l’un ni l’autre. En s’étant habillés avant le vol pour plonger dans l’eau froide, ils gagneraient du temps après l’atterrissage.

Pitt composa un code et lut les chiffres sur le boîtier.

— Nous avons couvert 339 kilomètres depuis que nous avons quitté le navire, à Punta Entrada, à côté de Santa Cruz.

— Il en reste combien ? demanda Giordino sans lever les yeux de son livre.

— Un peu moins de 80, et dans un quart d’heure, nous devrions être dans les collines qui dominent le chantier des Wolf.

Le point exact d’atterrissage avait été programmé dans l’ordinateur à partir d’une photographie prise par un satellite espion.

— J’ai juste le temps de lire un autre chapitre.

— Qu’y a-t-il de si intéressant que tu ne puisses te sortir de ce bouquin ?

— J’en suis juste à l’endroit où le héros va sauver la belle héroïne, que des méchants terroristes vont enlever dans quelques secondes.

— J’ai déjà lu ce scénario, dit Pitt d’un ton las.

Il regarda à nouveau le traceur de route temps réel qui montrait le terrain de façon très détaillée, grâce à un scope puissant de vision nocturne, monté sur le nez du M 400. C’était comme s’ils voyageaient dans un flipper. Le paysage montagneux approchait puis disparaissait en une masse confuse. Un écran dans le coin indiquait la vitesse, le niveau de carburant et la distance jusqu’à leur destination en chiffres digitaux rouges et orange. Pitt se rappela avoir utilisé un système semblable dans un avion qu’ils avaient pris pour chercher le paquebot pris en otage au-dessus d’une zone de fjords chiliens, à moins de 160 kilomètres au sud de leur position actuelle.

Il regarda par la verrière en dôme le glacier sous l’avion. Il eut un soupir de soulagement en constatant que les montagnes les plus dangereuses étaient derrière eux. Les rayons de la lune se reflétaient sur un glacier lisse aux crevasses irrégulières, coupant la surface tous les kilomètres environ. La glace s’étendait toujours davantage vers le fjord où elle fondait alors pour se jeter dans la mer.

Maintenant qu’ils avaient passé le pire, Pitt discerna des lumières au-delà du glacier. Il ne s’agissait pas d’étoiles, il le savait, parce qu’elles étaient groupées et bien trop basses. Il savait aussi qu’à cause de l’atmosphère vive, elles étaient en fait plus éloignées qu’il n’y paraissait. Puis, graduellement, presque imperceptiblement, il aperçut un autre ensemble de lumières se détachant sur une plaine d’un noir absolu. Cinq minutes plus tard, il les vit toutes, là, sans erreur possible. Les lumières de quatre monstrueux navires, qui brillaient comme de petites villes dans la nuit.

— Notre objectif est en vue, dit-il d’une voix dépourvue d’émotion.

— Merde ! marmonna Giordino, juste au moment où l’action devenait brûlante !

— Détends-toi, tu as encore dix minutes. D’ailleurs, je sais comment ça finit. Giordino leva les yeux.

— C’est vrai ?

— C’est le maître d’hôtel qui a tué, dit Pitt avec sérieux.

Giordino loucha et reprit sa lecture.

Le Moller M 400 ne vola pas au-dessus des lumières du chantier naval ni des grands navires dans le fjord proche. Au lieu de cela, comme s’il avait un cerveau propre, il inclina sa course vers le sud-ouest. Pitt ne put que regarder l’éclat des lumières s’élever sur le flanc tribord de l’appareil.

— J’ai fini, annonça Giordino. Et si ça t’intéresse, ce n’est pas le maître d’hôtel qui a tué dix mille personnes, mais un savant fou. (Il regarda les milliers de lumières à travers la verrière.) Ne risquent-ils pas de nous repérer sur leurs systèmes de détection ?

— Il n’y a qu’une mince possibilité, au mieux. Le Moller M 400 est si petit qu’il est invisible aux radars militaires, sauf les plus sophistiqués.

— J’espère que tu as raison, dit Giordino en s’étirant. Je suis très timide quand il s’agit de comités d’accueil. Pitt alluma une petite lampe crayon au-dessus de sa carte.

— Ici, l’ordinateur nous a laissé le choix entre nager sous l’eau sur trois kilomètres ou parcourir six kilomètres à pied à travers le glacier, pour atteindre le chantier naval.

— Marcher sur un glacier dans l’obscurité ne me paraît pas très attirant, dit Giordino. Qu’arriverait-il si le petit garçon de Mme Giordino tombait dans une crevasse et qu’on ne le retrouvait que dans dix mille ans ?

— Je sais, je ne t’imagine pas dans la vitrine d’un musée, avec des milliers de gens pour te détailler.

— Je ne vois rien de mal à être l’attraction vedette d’une autre époque, dit pompeusement Giordino.

— As-tu pensé que tu serais probablement exposé tout nu ? Tu ferais un assez mauvais représentant de l’espèce humaine du vingt et unième siècle.

— Je te montrerai que je peux me mesurer aux meilleurs.

La conversation s’arrêta car le Moller perdit de la vitesse et de l’altitude. Pitt choisit l’approche sous-marine et programma l’ordinateur pour qu’il atterrisse près de la côte, au point prévu sélectionné par les analystes de photo satellite de la CIA. Quelques minutes plus tard, les systèmes de déflecteurs à volets multiples, sur les moteurs du M 400, changèrent leur poussée par les sorties des tuyères et l’appareil passa en vol stationnaire pour préparer leur descente. Tout ce que Pitt distinguait dans l’obscurité, c’est qu’ils étaient neuf mètres au-dessus d’un ravin étroit. Puis le Moller descendit et toucha légèrement le sol dur. Quelques secondes plus tard, les moteurs cessèrent de tourner et les systèmes se fermèrent. Les indicateurs de navigation signalèrent que l’appareil avait atterri à dix centimètres seulement de l’endroit programmé.

— Je ne me suis jamais senti aussi inutile de ma vie, dit Pitt.

— C’est vrai qu’il a tendance à nous montrer que nous sommes de trop, ajouta Giordino. Où sommes-nous ? demanda-t-il en regardant par la verrière.

— Dans un ravin, à environ 50 mètres du fjord.

Pitt ouvrit la verrière, sortit de l’appareil et sauta sur le sol. La nuit n’était pas silencieuse. Le bruit des machines du chantier, travaillant sans arrêt, était porté par l’eau. Il ouvrit le siège arrière et le compartiment de stockage et passa les équipements de plongée à Giordino, qui posa les bouteilles, les compensateurs de flottabilité à porter sur le dos, les ceintures plombées, les masques et les palmes en rangées parallèles. Ils mirent leurs bottes et leurs cagoules, se glissèrent dans les compensateurs et s’aidèrent mutuellement à poser leurs bouteilles sur le dos. Tous deux portaient des sacs de poitrine, contenant des pistolets, des lampes et le portable Globalstar de Pitt. Enfin, les dernières parties de l’équipement qu’ils retirèrent du M 400 furent deux véhicules Torpédo 2 000 de propulsion en plongée, dont les coques contenaient deux batteries installées en parallèle, et qui ressemblaient à de petites fusées. Sous l’eau, leur vitesse maximale atteignait 7,2 kilomètres/heure, avec une autonomie d’une heure.

Pitt attacha à son bras gauche un petit ordinateur directionnel, semblable à celui qu’il avait utilisé dans la mine de Pandora, et le régla sur les satellites GPS. Puis il composa un code qui traduisait les données sur un minuscule écran montrant leur position exacte par rapport au chantier naval et au chenal du fjord y conduisant.

Giordino ajusta sur son masque de plongée des jumelles à ultrason et les mit en fonctionnement. Le paysage se matérialisa soudain devant ses yeux, vaguement flou, mais assez distinct tout de même pour distinguer des cailloux d’un centimètre sur le sol. Il se tourna vers Pitt.

— C’est l’heure d’y aller ? Pitt hocha la tête.

— Puisque tu vois notre chemin sur terre, passe devant et je prendrai la tête quand nous arriverons dans l’eau.

Giordino se contenta d’un signe de tête et ne dit rien jusqu’à ce qu’ils aient pu pénétrer sans incident les défenses de sécurité autour du chantier naval. Il n’y avait rien à dire. Pitt n’avait pas besoin d’être télépathe pour savoir à quoi pensait Giordino. Il revivait la même chose que lui.

Ils repensaient à ce moment, à 9600 kilomètres de là et 24 heures plus tôt dans le bureau de l’amiral Sandecker, au QG de la NUMA, quand ils avaient préparé cette mission née d’un vent de folie.

— Des erreurs ont été commises, avait dit sérieusement l’amiral. Le Dr O’Connell a disparu.

— Je croyais qu’elle était gardée 24 heures sur 24 par des agents de sécurité ? avait explosé Pitt, furieux contre Ken Helm.

— Tout ce qu’on sait pour le moment, c’est qu’elle a emmené sa fille en voiture acheter une glace. Pendant que les gardes attendaient dans leur voiture devant le magasin, le Dr O’Connell y est entrée avec sa fille. Elles n’en sont jamais ressorties. Il semble impossible qu’un événement décidé sur un coup de tête ait pu être connu d’avance par les ravisseurs.

— C’est-à-dire les Wolf ! avait dit Pitt en frappant la table du poing. Pourquoi passons-nous notre temps à sous-estimer ces gens ?

— Je suppose que vous serez encore moins heureux d’entendre le reste, avait dit Sandecker d’un ton grave. Pitt l’avait dévisagé, blanc de rage.

— Laissez-moi deviner. Elsie Wolf a disparu de la clinique en même temps que le corps de sa cousine Heidi ?

Sandecker avait enlevé une tache imaginaire sur la surface polie de la table de conférences.

— Croyez-moi, il a fallu un vrai magicien, était intervenu l’agent Ken Helm, du FBI. La clinique a l’équipement de sécurité le plus moderne.

— Vos caméras de surveillance ne vous ont-elles pas révélé qu’elle s’échappait ? avait demandé Pitt avec colère, il est évident qu’Elsie n’est pas partie par la grande porte, avec le cadavre de sa cousine sur l’épaule !

Helm avait hoché brièvement la tête.

— Les caméras fonctionnaient parfaitement et les écrans l’ont observée sans interruption. Je suis désolé – je veux dire horrifié -d’avouer qu’aucune image de cet enlèvement n’a été enregistrée.

— Ces gens doivent avoir le don de se faufiler dans les fissures, avait dit Giordino, assis en face de Sandecker. Ou alors, ils ont mis au point une pilule qui les rend invisibles.

— Ni l’un ni l’autre, avait rétorqué Pitt. Ils sont plus malins que nous.

— Tout ce que nous savons – et c’est une spéculation –, avait admis Helm, c’est qu’un jet privé appartenant aux Destiny Enterprises a décollé d’un aéroport proche de Baltimore et a pris une route vers le sud.

— Vers l’Argentine, avait dit Pitt.

— C’est le seul endroit possible, avait ajouté Giordino. Il est impensable qu’ils la gardent aux États-Unis, où ils ont peu d’influence sur les agences gouvernementales de renseignements et d’enquêtes.

Ron Little, de la CIA, s’était raclé la gorge.

— La question est « pourquoi » ? Nous avons été un moment portés à croire qu’ils voulaient éliminer M. Pitt, M. Giordino et le Dr O’Connell parce qu’ils avaient découvert les chambres du Colorado avec les inscriptions. Mais maintenant, trop de gens connaissent les messages laissés par les Anciens. Alors il est inutile de chercher à les garder secrets.

— La seule réponse pratique est qu’ils ont besoin de son expertise, avait suggéré Helm.

— Quand j’ai demandé à Elsie combien de cryptes les Amènes avaient construites, elle a prétendu qu’il y en avait six, avait rappelé Pitt. Nous en avons trouvé deux et eux, une seule. Sur les autres, deux ont été détruites par des phénomènes naturels. Il n’en reste qu’une à trouver et elle a dit qu’elle était quelque part dans les Andes péruviennes, mais son explication était vague. Je parie que, malgré tous les experts de leur département informatique, ils n’ont pas réussi à déchiffrer le code donnant les instructions pour trouver la crypte manquante.

— Alors ils l’ont enlevée en pensant qu’elle pourrait le déchiffrer, avait conclu Sandecker.

— Ça se tient, avait admit Helm.

— Bien que je ne connaisse Pat que depuis peu, avait dit Giordino, je doute qu’elle accepte de coopérer.

— Ils ont aussi sa fille de quatorze ans, avait fait remarquer Little. Tout ce que les Wolf ont à faire, c’est de menacer de lui faire du mal.

— Elle parlera, avait dit Helm gravement. Elle n’a pas le choix.

— Alors on y va et on la sort de là, avait dit Pitt. Little lui avait jeté un regard dubitatif.

— Nous n’avons aucun moyen de savoir exactement où ils la retiennent.

— Dans les chantiers navals au Chili. Les Wolf ont tellement de certitude de l’Apocalypse à venir que je parie que toute la famille s’est rassemblée sur les navires pour attendre le déluge.

— Je peux vous donner les photos prises par satellite du chantier, avait dit Little. Mais je dois vous dire que, d’après nos analystes, leurs systèmes de sécurité rendent les navires inaccessibles par terre, par mer et par air.

— Alors, nous passerons sous la mer.

— Vous pensez bien qu’ils ont installé des détecteurs sous-marins.

— Nous trouverons un moyen pour contourner ce problème.

— Je suis d’accord sur ce point, avait dit Sandecker avec calme.

— La NUMA a trop à y perdre. C’est un travail pour les Forces d’Opérations Spéciales ou une équipe des SEAL de la Navy.

— Trouver et sauver Pat O’Connell et sa fille n’est qu’une facette de notre plan, avait expliqué Pitt. Personne n’est plus qualifié qu’Al et moi pour enquêter sur le projet de l’immense chantier naval des Destiny Enterprises. Il y a moins d’un an, nous avons mené une enquête clandestine sous la quille de l’ancien paquebot United States dans un submersible, dans un chantier naval de Hong Kong. Dans les circonstances présentes, il doit y avoir de la méthode à la folie de la famille Wolf, qui dépense des milliards de dollars pour construire des navires qui ne peuvent atteindre la mer.

— Le FBI ne peut vous aider sur ce coup, avait dit Helm. C’est à des milliers de kilomètres de notre territoire. Little avait noué et dénoué nerveusement les mains.

— À part fournir des renseignements, je crains que mon Agence ait les mains liées. Le ministère de l’Intérieur écraserait toute tentative de participation de la CIA dans cette affaire.

Pitt avait regardé Sandecker avec un sourire tendu.

— On dirait qu’il ne reste que nous ! Sandecker ne lui avait pas rendu son sourire.

— Êtes-vous sûr qu’il soit absolument urgent de mettre le nez dans les affaires des Wolf ?

— J’en suis sûr, avait répondu Pitt. Je crois aussi, sans pouvoir expliquer pourquoi, qu’il y a un objectif bien plus sinistre derrière leur entreprise. Un objectif qui doit avoir d’horribles conséquences.

L’étroit ravin zigzaguait sur une centaine de mètres avant de s’ouvrir sur les eaux du fjord. La côte ouest partait en pente ascendante vers une péninsule étrangement baptisée Exmouth. Elle était coupée de chenaux creusés par des glaciers anciens. Les lumières vives du chantier naval des Wolf et celles des quatre cités flottantes se reflétaient dans l’eau, au nord du fjord.

Giordino s’arrêta et fit signe à Pitt de rester dans l’ombre d’un gros rocher. Deux bateaux de patrouille, naviguant côte à côte sur les flancs opposés du chenal, traversèrent l’eau noire, balayant la surface et la rive de leurs phares. Giordino étudia les embarcations de la patrouille dans ses jumelles à ultrason qui perçaient l’obscurité.

— C’est toi, l’expert en hors-bord, dit Pitt. Tu peux les identifier ?

— Des 11,4 mètres, fabriqués par Dvichak Industries, répondit Giordino. Généralement construits pour le transport de carburants, mais cette fois, ils sont chargés d’armes. Ce sont des bateaux fiables et résistants. Pas rapides, environ 18 nœuds maximum, mais leur moteur de 300 CV leur donne assez de couple pour pousser et tirer de grosses barges. C’est nouveau de s’en servir comme bateaux de patrouille !

— Tu peux voir quels types de fusils ?

— Des automatiques, gros calibres, à l’avant et à l’arrière, répondit Giordino. C’est tout ce que je peux reconnaître.

— La vitesse ?

— Ils ont l’air de flemmarder à environ 4 nœuds. Ils prennent leur temps pour chercher d’éventuels intrus.

— Assez lents pour que nos Torpédo 2 000 aillent à la même allure, dit Pitt.

— Quelles mauvaises pensées as-tu en tête ?

— Nous attendrons sous l’eau jusqu’à ce qu’ils tournent et commencent à rentrer vers le chantier naval. Puis, quand les bateaux passeront au-dessus de nous, nous nous mettrons dans leur sillage. Le bouillonnement des hélices cachera notre présence à leurs capteurs sous-marins.

— Ça devrait marcher.

Pendant que les patrouilleurs continuaient leur surveillance vers le sud, Pitt et Giordino vérifièrent une dernière fois leurs équipements avant de mettre leur cagoule et leurs gants en néoprène, d’un quart de pouce d’épaisseur. Ils portaient des masques grand facial, munis de systèmes de communication sous-marine. Enfin, ils attachèrent tous deux une fine ligne ombilicale à leur ceinture plombée. Cette ligne allait de l’un à l’autre pour les empêcher d’être séparés et de se perdre dans l’eau obscure.

Après avoir purgé l’air de sa combinaison sèche, Giordino leva un pouce pour indiquer qu’il était prêt. Pitt fit un signe rapide et entra dans l’eau. Le fond, près du rivage, était rocailleux et glissant de vase. Malgré le poids de leur équipement, ils durent marcher avec attention pour garder leur équilibre, jusqu’à ce que l’eau atteigne leur taille, leur permettant de se lancer en avant et de nager juste en dessous de la surface. Le fond tomba rapidement et Pitt descendit à trois mètres, où il s’arrêta pour vider le reste de l’air de sa combinaison. Il respirait légèrement et sa descente s’accéléra jusqu’à ce que la pression de l’eau comprime son vêtement. Il remit un peu d’air pour maintenir une flottabilité neutre afin de faire facilement du surplace.

Quand il fut à 50 mètres de la rive, il fit surface et regarda vers le sud. Les patrouilleurs avaient atteint l’extrémité de leur circuit et entamaient leur demi-tour.

— Notre escorte vient vers nous, dit-il dans le communicateur. J’espère que tu as raison en estimant qu’ils font 4 nœuds. C’est la vitesse maximale qu’on puisse obtenir de nos véhicules à moteur.

La tête de Giordino sortit de l’eau noire à côté de lui.

— Ça va être juste, mais je pense que nous pourrons les suivre. Espérons qu’ils n’ont pas de caméras sous-marines à infrarouge.

— Le fjord a au moins 800 mètres de large – c’est trop pour être couvert par des caméras. (Pitt se tourna et regarda les lumières, au nord.) S’ils font les trois-huit, les Wolf doivent dépenser un sacré paquet en salaires !

— Tu paries qu’ils ne tolèrent pas les syndicats ?

— À ton avis, quel est le tirant d’eau des patrouilleurs ?

— Moins de 60 centimètres, mais c’est l’hélice qui m’inquiète. Elle a probablement 90 centimètres de diamètre.

Ils surveillèrent le patrouilleur qui passait de leur côté du fjord et qui approchait. Calculant approximativement son cap, ils nagèrent dix mètres de plus puis firent une pirouette et descendirent à 3,60 mètres avant que les projecteurs n’aperçoivent leurs têtes dépasser de la surface. Sous l’eau, le moteur et l’hélice des bateaux faisaient quatre fois plus de bruit qu’en dehors. Ils roulèrent sur le dos et attendirent. Ils regardèrent la surface du fjord par en dessous, surveillant les rayons des projecteurs qui se rapprochaient en dansant sur l’eau. Et puis la coque sombre du bateau passa au-dessus d’eux, poussée par la grosse hélice qui formait un cyclone de mousse et de bulles mouvantes. Presque instantanément, Pitt et Giordino appuyèrent les boutons magnétiques de vitesse contre leurs butoirs, s’accrochèrent aux poignées et se mêlèrent au flot bouillonnant du sillage du patrouilleur.

À 4 nœuds, le remous de l’hélice n’était pas aussi extrême qu’il l’aurait été si le patrouilleur avait utilisé toute sa puissance de 18 nœuds. Ils maintinrent une course stabilisée derrière lui sans tanguer ni être ballottés. Leur préoccupation la plus pressante était qu’ils ne pouvaient voir où ils allaient. Heureusement, Pitt discernait une lumière vive à la poupe à travers les eaux agitées, aussi ne la quitta-t-il pas des yeux, les mains serrées autour des poignées de son véhicule à propulsion tandis qu’il manœuvrait sa proue arrondie comme une torpille pour maintenir un cap régulier dans l’eau turbulente.

Ils suivirent le bateau pendant environ 3 kilomètres, à 1,80 mètre au-dessous de la froide surface de l’eau du fjord, le suivant avec peine, poussant leurs véhicules à la limite de leurs capacités. Ils vidaient les batteries très vite. Pitt espéra qu’ils auraient assez de jus pour le voyage de retour jusqu’au Skycar. Sa seule consolation était que Giordino et lui ne pouvaient être vus si près de la surface, sous les lumières brillantes du chantier naval. Bien qu’ils fussent protégés par le sillage et que leurs combinaisons sèches noires se fondissent dans les profondeurs glaciales, un marin à l’œil perçant pourrait bien apercevoir un reflet suspect.

Mais il n’y eut aucun assaut. Pitt avait eu raison de penser que les navigateurs regardaient le balayage de leurs projecteurs, devant eux.

— Tu m’entends bien ? demanda Pitt dans le communicateur inséré dans son masque grand facial.

— Chaque syllabe, répondit Giordino.

— Mon écran indique que nous avons couvert presque 3 kilomètres. Le bateau devrait être prêt à entamer un virage pour sa prochaine traversée du fjord. Dès que nous sentirons que le sillage part à droite ou à gauche, nous plongeons assez profond pour être à l’abri quelques minutes avant de refaire surface pour nous repérer à vue.

— J’adhère, dit Giordino aussi calmement que s’il attendait que le bus passe au coin de la rue.

En moins de trois minutes, le patrouilleur entama un grand virage de 180 degrés. Sentant que le sillage s’incurvait un peu, Pitt et Giordino plongèrent à 6 mètres et y restèrent jusqu’à ce que le projecteur disparaisse au loin et ne puisse plus être vu d’où ils étaient. Lentement, avec précaution, ils agitèrent leurs palmes pour remonter, sans savoir exactement où ils feraient surface dans le chantier naval.

Leurs deux têtes sortirent à peine à la surface, leurs regards scrutant l’eau autour d’eux. Ils étaient en train de dériver à 75 mètres seulement du premier des quatre énormes docks qui se prolongeaient sur 1500 mètres dans le fjord. Une colossale ville flottante était amarrée le long du dock le plus proche tandis que trois autres immenses navires étaient attachés près de docks parallèles. Ils présentaient un spectacle à couper le souffle, brillant de mille feux contre le ciel nocturne. Pour Pitt et Giordino, qui regardaient le premier colosse depuis la surface de l’eau, sa taille était inconcevable. Ils n’imaginaient pas qu’une telle masse incroyable puisse non seulement flotter, mais traverser les mers du globe de par sa propre puissance.

— Est-ce réel ? murmura Giordino, sidéré.

— Ça paraît stupéfiant, dit Pitt, à peine plus haut.

— Où est-ce que ça commence ?

— Oublie les navires pour l’instant. Il faut trouver un endroit pour enlever nos combinaisons avant d’aller visiter les bureaux du chantier naval.

— Tu crois que Pat est détenue ici ?

— Je ne sais pas, mais cet endroit en vaut un autre pour commencer.

— On peut avancer à l’abri du dock jusqu’à ce qu’on atteigne les rochers le long de la rive, proposa Giordino en levant une main pour montrer l’eau entre les gros piliers des docks. Il y a des abris assez sombres, à droite. Avec un peu de chance, nous pourrons entrer et passer nos vêtements de travail.

Les vêtements de travail en question étaient des combinaisons orange, semblables à des uniformes de prisons américaines, qui avaient été faites sur mesure à partir des photos agrandies des employés. Les photos avaient été enregistrées par un satellite espion et données à l’amiral Sandecker en même temps que des cartes détaillées du chantier naval et une identification par photo-analyse des nombreux bâtiments.

Composant le code d’un programme dans son ordinateur directionnel, Pitt approcha ensuite l’écran de son masque et vit les piliers des docks se matérialiser devant ses yeux, comme s’il était sur la terre ferme, en plein soleil. Il eut l’impression de nager dans un couloir sous-marin avec des lumières chatoyantes filtrant à travers la surface.

Ils passèrent au-dessus de gros tuyaux et de conduits électriques allant de la côte au bord des docks. La visibilité avait augmenté jusqu’à plus de 30 mètres, à cause de la réflexion des milliers d’ampoules, si brillantes qu’ils auraient pu se croire à Las Vegas.

Giordino nageait à côté de Pitt, légèrement en retrait, au-dessus d’un fond couvert de rochers lisses. Peu à peu, le fond semé de rochers commença à remonter jusqu’à ce que les deux plongeurs durent avancer les mains au sol. Ils s’arrêtèrent et s’allongèrent dans cette eau peu profonde et aperçurent des marches partant d’un petit quai de béton, non loin des piliers des docks. Un seul globe de lumière éclairait vaguement le quai, contrastant avec la galaxie lumineuse du chantier, et permettait de voir l’entrée d’un petit bâtiment que Pitt se rappela avoir vu sur la photo satellite. C’était une cabane à outils. Seuls les murs latéraux loin des lumières brillantes, étaient perdus dans l’ombre.

— À quoi ça ressemble ? demanda Giordino.

— Désert, répondit Pitt. Mais il est impossible de savoir s’il n’y a pas quelqu’un qui se cache là, dans le noir.

Il n’avait pas plus tôt parlé que Giordino, qui avait toujours ses jumelles spéciales, perçut un mouvement sur un des côtés de la cabane à outils la plus proche. Il agrippa l’épaule de Pitt pour le prévenir, tandis qu’un garde en uniforme, une arme automatique sur l’épaule, émergeait de l’ombre et regardait brièvement le bas du quai. Ils restèrent immobiles, à demi submergés, partiellement cachés par les piliers du dock.

Comme Pitt s’y attendait un peu, le garde avait l’air de s’ennuyer car il n’avait jamais trouvé personne de suspect essayant de se faufiler dans le chantier naval. Aucun cambrioleur, voleur ou vandale n’aurait pris la peine de s’introduire dans une usine à plus de 160 kilomètres de la ville la plus proche et surtout protégée par plusieurs glaciers et les Andes. Il fit bientôt demi-tour dans l’obscurité, le long d’une rangée de cabanes à outils.

Avant même que le garde ait disparu dans l’ombre, Pitt et Giordino étaient sur le quai, les palmes à la main, leurs véhicules de propulsion sous le bras, montant silencieusement les marches et se hâtant pour échapper à la lueur de la lampe. La porte de la première cabane n’était pas verrouillée et ils s’y glissèrent avec reconnaissance. Pitt ferma la porte.

— Enfin chez nous ! dit Giordino avec soulagement.

Pitt trouva une toile cirée et la suspendit devant l’unique fenêtre, enfonçant les bords dans toutes les fissures disponibles. Puis il alluma sa lampe de plongée et regarda l’abri autour de lui. Il était rempli de matériel de marine : des casiers empilés pleins d’écrous de cuivre et de chrome ; des boulons et des vis ; des étagères bien rangées avec des rouleaux de câble et des balles de fil ; des armoires remplies de boîtes de peinture marine – toutes bien empilées et marquées.

— On peut dire qu’ils ont la manie de l’ordre !

— Ça doit venir de leurs ancêtres allemands.

Ils enlevèrent très vite leurs équipements de plongée et leurs combinaisons sèches. Ils tirèrent leurs uniformes orange de leurs sacs de poitrine et les enfilèrent sur leurs vêtements isolants. Puis ils remplacèrent leurs bottes par des tennis.

— Je viens de penser à quelque chose, dit Giordino d’un ton plein d’appréhension.

— Oui ?

— Que ferons-nous si les employés des Wolf ont leurs noms ou quelque chose du même genre sur leurs combinaisons, que les satellites n’auraient pas noté ?

— Ce n’est pas la moitié de notre problème.

— Que peut-il y avoir de pire ?

— Nous sommes en Amérique du Sud. Ni toi ni moi ne parlons assez l’espagnol pour demander où sont les toilettes.

— Je ne parle peut-être pas couramment, mais assez pour faire semblant.

— Bon, alors tu parleras et je feindrai un problème d’audition.

Pendant que Giordino étudiait la carte photographique du chantier pour chercher le plus court chemin jusqu’aux bureaux de la direction, Pitt composa un numéro sur le Globalstar.

L’atmosphère, dans l’appartement de Sandecker à Watergate, était lourde de pressentiments. Un feu brûlait dans la cheminée, un de ces feux rassurants qu’il fait bon regarder, mais qui ne donnent aucune chaleur. Trois hommes étaient assis sur des sofas, de part et d’autre d’une table basse en verre sur laquelle était posés un plateau, trois tasses et une cafetière à moitié pleine. L’amiral Sandecker et Ron Little regardaient, fascinés, un homme d’environ quatre-vingt-cinq ans, aux cheveux blancs de neige, qui leur racontait une histoire que personne n’avait jamais entendue auparavant.

L’amiral Christian Hozafel avait été un officier, extrêmement décoré, de la Kriegs Marine allemande pendant la Seconde Guerre mondiale. Il avait servi comme commandant d’U-boats de juin 1942 à juillet 1948, date à laquelle il s’était officiellement rendu avec son navire, à Veracruz, au Mexique. Après la guerre, Hozafel avait acheté un Liberty Ship au gouvernement américain à l’époque du plan Marshall et l’avait employé, près de quarante ans, à une entreprise commerciale maritime très réussie. Il avait ensuite revendu ses parts et pris sa retraite. À ce moment-là, la flotte maritime Hozafel comptait trente-sept navires. Il était devenu citoyen américain et vivait maintenant à Seattle, dans l’État de Washington, dans une grande propriété de l’île de Whidbey, où il disposait encore d’un brigantin de 60 mètres sur lequel sa femme et lui avaient navigué dans le monde entier.

— Ce que vous dites, se fit préciser Little, c’est que les Russes n’ont pas trouvé les restes brûlés du cadavre d’Hitler dans son bunker de Berlin ?

— Non, répondit Hozafel d’une voix ferme. Il n’y avait là aucun corps brûlé. Les cadavres d’Adolf Hitler et d’Eva Braun ont brûlé pendant quatre heures. On a utilisé des litres et des litres d’essence, pris sur les véhicules en panne autour de la chancellerie du Reich, pour inonder les corps qui étaient couchés dans un cratère creusé dans le sol, à l’intérieur du bunker, par un obus soviétique. On a attisé le feu jusqu’à ce qu’il n’y ait plus que des cendres et quelques tout petits morceaux d’os. Ensuite, des officiers SS loyaux ont mis les cendres et les morceaux d’os dans une urne de bronze. Ils ne laissèrent rien. Chaque cendre, chaque esquille fut soigneusement balayée et mise dans l’urne. Après quoi, les officiers SS installèrent dans le cratère les corps d’un homme et d’une femme extrêmement brûlés et impossibles à identifier et qui avaient été tués pendant un raid aérien. Ils y furent enterrés avec Blondi, le chien d’Hitler, qu’on avait forcé à tester les capsules de cyanure utilisées plus tard par Hitler et Eva Braun.

Le regard de Sandecker ne quittait pas le visage d’Hozafel.

— Et ce furent ces corps-là que trouvèrent les Russes ? dit-il. L’ancien commandant de l’U-boat hocha la tête.

— Ils ont prétendu ensuite que les empreintes dentaires établissaient parfaitement les identités d’Hitler et d’Eva Braun, mais ils savaient qu’il n’en était rien. Pendant cinquante ans, les Russes ont gardé le secret alors que Staline et les autres hauts fonctionnaires soviétiques pensaient qu’Hitler s’était enfui en Espagne ou en Argentine.

— Et que sont devenues les cendres ? demanda Little.

— Un petit avion a atterri près du bunker au milieu des flammes et des obus soviétiques tandis que l’armée russe s’enfermait au cœur de la ville. Dès que le pilote eut tourné son avion pour décoller, des officiers SS se hâtèrent de placer l’urne de bronze dans la soute cargo. Sans prononcer un mot, le pilote remit les gaz et reprit la piste à toute vitesse avant de disparaître dans le nuage de fumée qui s’élevait au-dessus de la ville. Il refit le plein au Danemark et traversa la mer du Nord jusqu’à Bergen, en Norvège. Là, il atterrit et confia l’urne de bronze au commandant Edmund Mauer qui, à son tour, la fit déposer à bord de l’U-621. De nombreuses caisses contenant de précieuses reliques du parti nazi, y compris la Sainte Lance et le Drapeau de Sang, ainsi que des trésors artistiques du Troisième Reich de grande valeur, furent chargés à bord d’un autre sous-marin, l’U-2015, sous le commandement de Rudolf Harger.

— Tout cela faisait partie d’un plan conçu par Martin Bormann, qui portait le nom de code de New Destiny, dit Sandecker. Hozafel regarda l’amiral avec respect.

— Vous êtes très bien informé, monsieur.

— La Sainte Lance et le Drapeau de Sang, le pressa Sandecker ; ont-ils fait partie du chargement de l’U-2015 ?

— Vous avez entendu parler de la Lance ? s’informa Hozafel.

— J’ai étudié la Lance et j’ai écrit un article sur elle pour un projet universitaire à Annapolis, répondit l’amiral. Des légendes tirées de la Bible prétendent qu’un forgeron du nom de Tubal Caïn, descendant de Caïn, le fils d’Adam, a forgé la lance dans un morceau de fer provenant d’un météorite envoyé par Dieu. Cela se passait avant l’an 3 000 avant Jésus-Christ. La lance sacrée est passée de Tubal Caïn à Saül, puis à David et à Salomon et aux autres rois de Judée. Finalement, elle arriva entre les mains du général romain Jules César, qui s’en servit au cours de ses batailles contre ses ennemis. Avant qu’il soit assassiné, il la donna à un centurion qui lui avait sauvé la vie pendant la guerre des Gaules. Le fils du centurion la passa à son propre fils, qui la remit au sien, servant lui aussi comme centurion dans les légions romaines. C’est lui qui se tenait sur la colline devant le Christ pendant la crucifixion. La loi du pays voulait que tous les criminels crucifiés soient déclarés morts avant le coucher du soleil, afin de ne pas souiller le sabbat. On cassa les jambes des voleurs qui entouraient Jésus pour hâter leur mort. Mais quand arriva le tour du Christ, ils découvrirent qu’il était déjà mort. Le centurion, pour une raison qu’il emporta dans sa tombe, perça de sa lance le flanc de Jésus, ce qui causa un inexplicable flot de sang et d’eau. Tandis que le sang béni coulait, la Lance tachée devint instantanément l’objet le plus sacré de la Chrétienté, après la Vraie Croix et le Saint-Graal. La Sainte Lance, comme on l’appela ensuite, passa plus tard aux mains de Charlemagne et fit ensuite partie de l’héritage de tous les empereurs du Saint Empire Romain pendant les mille années suivantes, avant de tomber entre les mains des Habsbourg, qui l’exposèrent au palais royal de Vienne.

— Vous devez aussi connaître la légende qui va avec le pouvoir de la Lance ? dit Hozafel, celle qui poussa Hitler à la posséder ?

— Quiconque possède cette Sainte Lance et comprend ses pouvoirs tient entre ses mains le destin du monde, pour le bien et pour le mal, cita Sandecker. C’est pourquoi Hitler a volé la Lance à l’Autriche et l’a gardée jusqu’au jour de sa mort. Il s’imaginait qu’elle lui donnerait la maîtrise du monde. Si Hitler n’avait jamais entendu parler de la Lance, il serait intéressant d’imaginer s’il aurait pu ne pas tenter de dominer le monde. Sa dernière demande fut qu’on la cache de ses ennemis.

— Vous avez mentionné le Drapeau de Sang, dit Little. Je ne connais pas cette relique non plus.

— En 1923, expliqua Hozafel, Hitler tenta un coup d’État contre le gouvernement allemand de Munich. Ce fut un désastre. L’armée tira sur la foule et il y eut de nombreux morts. Hitler s’échappa, mais fut ensuite jugé et condamné à la prison, où il passa neuf mois, au cours desquels il écrivit Mein Kampf. Ce coup d’État fut connu de l’Histoire comme le putsch de Munich. Un des premiers drapeaux nazis à croix gammée fut porté par un révolutionnaire que l’on fusilla. Le drapeau fut éclaboussé de son sang. Naturellement, il devint le symbole sanglant d’un martyr nazi. Ce Drapeau de Sang fut par la suite utilisé au cours de cérémonies destinées à consacrer de futurs drapeaux nazis, au cours de rassemblements auxquels on le tenait comme une relique.

— Ainsi, les trésors nazis quittèrent discrètement l’Allemagne où on ne les revit jamais, dit Little d’un ton rêveur. Selon de vieux dossiers d’archives de la CIA, on n’a jamais découvert la Lance, ni aucun trésor, artistique ou non, ni rien de ce qui a été volé aux banques.

— Votre sous-marin, dit calmement Sandecker, était l’U-699.

— Oui, j’en étais le commandant, admit Hozafel. Peu après qu’un certain nombre d’officiers nazis, de hauts fonctionnaires du parti et les cendres d’Hitler furent chargés à bord, j’ai pris la mer de Bergen, dans le sillage de l’U-2015. Jusqu’à aujourd’hui, la disparition d’Hitler est restée un mystère. Je vous en raconte l’histoire à la demande de M. Little, et à cause de la possibilité, d’après ce que j’ai compris, que le monde soit bouleversé après la chute prévue d’une comète. Si c’est vrai, le silence que j’ai juré de garder n’a plus de raison d’être.

— Nous ne sommes pas encore prêts à crier à l’Apocalypse, dit Sandecker. Ce que nous voulons savoir, c’est si la famille Wolf dépense vraiment des sommes faramineuses pour construire d’immenses arches, parce qu’elle croit fanatiquement qu’un cataclysme va détruire la terre et tout ce qui y vit, ou s’ils ont une autre raison de le faire.

— C’est une famille intéressante, ces Wolf, dit pensivement Hozafel. Le colonel Ulrich Wolf fut l’un des hommes de son équipe à qui Hitler faisait le plus confiance. Il s’assurait que les ordres irrationnels d’Hitler, comme ses désirs les plus simples, soient toujours exaucés. Le colonel était aussi le chef d’un groupe de nazis dévoués, qui formaient l’élite des officiers SS défenseurs de la foi. On les appelait les Gardiens. La plupart sont morts au combat pendant les derniers jours de la guerre, tous, sauf le colonel Wolf et trois autres. Lui et toute sa famille – sa femme, ses quatre fils et ses trois filles, deux frères, trois sœurs et leurs familles – ont fait partie du voyage de l’U-2015. Un ancien camarade de la Marine, qui vit encore, m’a dit que Wolf était le dernier des Gardiens et qu’il avait créé une sorte d’ordre contemporain appelé Nouvelle Destinée.

— C’est exact. Ils dirigent un conglomérat géant connu sous le nom de Destiny Enterprises, l’informa Sandecker. Le vieux loup de mer allemand sourit.

— Ainsi, ils ont abandonné leurs uniformes et leur propagande pour le costume des hommes d’affaires et les déclarations de profits et pertes.

— Ils ne s’appellent plus nazis et ont modernisé leur manifeste, dit Little.

— Ils ont aussi créé une race de surhommes, dit Sandecker. Par manipulation génétique, la nouvelle génération des Wolf a non seulement la même apparence, mais leur anatomie et leurs caractéristiques sont identiques. Ils ont des cerveaux de génies et un extraordinaire système immunitaire qui leur permet de vivre très longtemps.

Hozafel se raidit visiblement et ses yeux exprimèrent un instant une peur extrême.

— Manipulations génétiques, dites-vous ? L’une des boîtes transportées à bord de mon U-boat est restée congelée en permanence. (Il prit une profonde respiration.) Elle contenait du sperme et des échantillons de tissus pris sur Hitler, une semaine avant qu’il ne se suicide.

Sandecker et Little échangèrent un regard tendu.

— Pensez-vous qu’il soit possible qu’on ait utilisé le sperme d’Hitler pour procréer la génération suivante des Wolf ? demanda Little.

— Je l’ignore, dit nerveusement Hozafel. Mais je crains que cela n’ait été un des projets du colonel Wolf, qui avait travaillé avec ce monstre d’Auschwitz surnommé l’Ange de la Mort, le Dr Joseph Mengele. Ils ont pu tenter de féconder des femmes Wolf avec du sperme présumé d’Hitler.

— Voilà bien l’idée la plus abominable que j’aie jamais entendue, murmura Little.

Soudain, un son étouffé interrompit la conversation. Sandecker appuya sur la touche d’un téléphone placé devant lui sur la table basse.

— Y a-t-il quelqu’un à la maison ? dit la voix familière de Pitt.

— Oui, répondit Sandecker, tendu.

— Ici la Leaning Pizza Tower. Vous nous avez passé une commande.

— En effet.

— Vouliez-vous du salami ou du jambon sur votre pizza ?

— Nous préférons le salami.

— Elles entrent au four à l’instant. Nous vous appellerons quand notre livreur se mettra en route. Merci d’avoir choisi la Leaning Pizza Tower.

La ligne fut coupée et la tonalité emplit le haut-parleur.

Sandecker se passa une main sur la figure. Puis il leva des yeux sombres et fatigués.

— Ils sont à l’intérieur du chantier naval.

— Que Dieu les aide, maintenant, murmura Little.

— Je ne comprends pas, dit Hozafel. S’agissait-il d’un code ?

— Les appels téléphoniques par satellites peuvent être interceptés quand on a l’équipement approprié, expliqua Little.

— Cela a-t-il un rapport avec les Wolf ?

— Je crois bien, amiral, dit lentement Sandecker d’une voix basse, qu’il est temps que vous écoutiez notre son de cloche.

30

Pitt et Giordino n’avaient pas plus tôt franchi le seuil de la cabane à outils qu’une voix les interpellait en espagnol, depuis l’autre coin du bâtiment.

Giordino répondit calmement en faisant un geste désolé des mains. Apparemment satisfait de la réponse, le garde repartit faire sa ronde autour des cabanes. Pitt et Giordino attendirent un moment puis se dirigèrent vers la route menant au cœur du chantier.

— Que t’a dit le garde et qu’as-tu répondu ? demanda Pitt.

— Il voulait une cigarette et je lui ai dit que je ne fumais pas.

— Et il n’a pas insisté ?

— Non.

— Ton espagnol est meilleur que je ne le pensais. Où l’as-tu appris ?

— En discutant les prix avec les vendeurs sur la plage de mon hôtel à Mazatlàn, répondit modestement Giordino. Et, quand j’étais au lycée, la petite bonne de ma mère m’a appris quelques phrases.

— Je parie qu’elle ne t’a pas appris que ça, dit Pitt d’un ton moqueur.

— Ça, c’est une autre affaire.

— À partir de maintenant, nous ferions mieux de ne pas parler anglais quand nous serons à portée de voix des ouvriers du chantier.

— Par curiosité, quelle sorte d’arme as-tu prise ?

— Mon bon vieux Colt. 45. Pourquoi le demandes-tu ?

— Tu transportes cette vieille relique depuis que je te connais. Pourquoi ne l’échanges-tu pas contre quelque chose de plus moderne ?

— C’est comme un vieil ami, dit Pitt. Il m’a sauvé la vie plus de fois que je ne saurais le dire. (Il montra la bosse de la combinaison de Giordino.) Et toi ?

— Un des Para-Ordnance 10+1 que nous avons pris à ces clowns, à la mine de Pandora.

— Au moins, tu as bon goût.

— Et puis c’était gratuit, dit Giordino en souriant. (Il montra les bâtiments principaux du chantier.) On se dirige vers lequel ?

Pitt consulta son ordinateur directionnel dont l’écran affichait le plan du chantier naval. Il regarda la route parallèle aux docks d’un côté, bordée de l’autre par des entrepôts métalliques géants. Il montra un bâtiment de vingt étages qui dominait les entrepôts, 1500 mètres plus haut sur la route.

— Le grand bâtiment à droite.

— Je n’ai jamais vu une usine de construction navale aussi énorme, dit Giordino en contemplant le complexe géant. Ça dépasse tout ce qu’ils ont au Japon ou à Hong Kong.

Ils s’arrêtèrent soudain pour regarder le navire le plus proche, comme des péquenots, la tête en arrière, admirant leur premier gratte-ciel. Un avion à réaction privé faisait une bruyante approche avant de prendre son arrondi et de se poser sur le pont supérieur du mammouth flottant. Le bruit des moteurs résonnait au-dessus de l’eau, allait frapper le flanc des montagnes et revenait. La vue était ahurissante. Même les effets spéciaux les plus sophistiqués d’Hollywood n’auraient pu imiter cette réalité.

— Aucun chantier naval au monde n’a la capacité de construire des navires aussi énormes, dit Pitt en contemplant le navire gargantuesque amarré près du dock et dont la coque semblait s’étirer presque à l’infini. Aucun bâtiment au monde, même pas les tours jumelles du World Trade Center, à New York, mises bout à bout, ne pourrait être comparable à la taille inconcevable de l’arche des Wolf.

À part l’immense étrave, le vaisseau ne ressemblait pas à un navire. On aurait dit plutôt un gratte-ciel moderne couché sur le flanc. La superstructure tout entière était recouverte de verre blindé, aussi résistant qu’un alliage d’acier. On apercevait des jardins plantés d’arbres de l’autre côté du verre, florissants parmi des jardins de rocaille installés comme de petits parcs. Il n’y avait ni pont promenade, ni ponts extérieurs, ni balcons. Tous les ponts étaient complètement clos. Une étrave conventionnelle en pointe montait vers la superstructure en une pente graduelle, jusqu’au pont d’atterrissage, apparemment dans le but, se dit Pitt, de réduire l’impact monstrueux d’un gigantesque raz de marée.

Il observa l’arrière du navire avec un grand intérêt. De la ligne de flottaison partaient vingt poutres parallèles, comme des brise-lames, sous un toit élevé supporté par des piliers de 15 mètres de haut, semblables à des colonnes grecques. Les brise-lames se dédoublaient comme des protections pour les navires conventionnels et comme des appontements pour mouiller des flottes de navires de ravitaillement, d’hydroglisseurs et d’aéroglisseurs. De larges escaliers et des ascenseurs de verre s’élevaient, de l’avant des appontements à la superstructure principale. Aussi improbable que cela puisse paraître, le gigantesque vaisseau avait sa propre marina, où l’on pouvait ancrer des embarcations et les sortir de l’eau entre les appontements pendant que le vaisseau naviguait.

Pitt observa les milliers d’ouvriers qui encombraient les docks et les ponts ouverts. La mise au point et le ravitaillement du navire semblaient se faire à un rythme effréné. Des grues gigantesques roulaient sur des rails d’un bout à l’autre des quais, soulevant des caisses en bois pour les descendre dans les écoutilles des cales énormes ouvertes dans la coque. Le spectacle était trop irréel pour qu’on en saisisse toute la portée. Il semblait incroyable que ces villes flottantes ne dussent jamais sortir du fjord pour atteindre la mer. Leur but principal était de survivre aux tsunamis avant d’être emportés par le ressac jusqu’à la haute mer.

Il n’était plus question de se cacher dans l’ombre car celle-ci était dévorée par les vives lumières. Pitt et Giordino marchèrent donc d’un pas tranquille le long du large quai, faisant de temps à autre un signe amical à un garde qui passait sans leur accorder un regard. Pitt remarqua que la plupart des ouvriers se déplaçaient partout, dans l’immense usine et sur les navires, à bord de karts électriques, comme on en trouve sur les terrains de golf. Il commença à en chercher un du regard et en découvrit plusieurs, garés devant un grand entrepôt.

Il se dirigea vers eux, suivi de Giordino qui ne pouvait détacher son regard des navires.

— Cet endroit est trop vaste pour être parcouru à pied, dit Pitt. Je préfère avoir un moyen de transport.

Les karts fonctionnaient sur batteries et paraissaient à la disposition de n’importe quel travailleur. Ceux qui étaient garés là étaient reliés à une unité de chargement par des cordons branchés à des douilles placées sous les sièges avant. Pitt tira la prise du premier de la file. Lançant les rouleaux de fil électrique et les boîtes de peinture qu’il contenait sur le plateau arrière, les deux hommes s’installèrent sur le siège avant. Pitt fit tourner la clef de contact et démarra comme s’il avait fait cela sur le chantier depuis des années.

Ils longèrent une série d’entrepôts pour arriver enfin au grand bâtiment abritant les bureaux du chantier naval. L’entrée du second dock s’étendait depuis la route de la côte. Le second Léviathan flottant était amarré là et paraissait plus austère que celui destiné à transporter les résidents jusqu’au nouveau monde. Ce vaisseau devait transporter tout ce qui avait trait à l’agriculture. Diverses espèces d’arbres et de buissons étaient montées à bord par de grosses remorques qui gravissaient une large passerelle conduisant jusque dans la coque. Des centaines de longs conteneurs cylindriques, marqués « Graines et Plantes », s’entassaient sur le quai en attendant d’être chargés. Un interminable convoi de véhicules agricoles, camions et tracteurs de diverses tailles, moissonneuses, charrues et toutes les sortes de machines imaginables entraient les uns après les autres dans les cavernes de la coque.

— Ces gens veulent lancer le nouveau monde sur une grande échelle, dit Pitt, essayant encore de réaliser l’immensité de tout cela.

— Tu paries que l’un des autres navires transporte un couple de chaque espèce animale ?

— Je ne parierai pas, répondit sèchement Pitt. J’espère seulement qu’ils ont été assez futés pour exclure les mouches, les moustiques et les serpents venimeux.

Giordino s’apprêtait à lui répondre sur le même ton, y renonça et descendit du kart que Pitt gara près d’un escalier menant au bâtiment moderne des bureaux, aux murs de verre. Récupérant le câble électrique et les boîtes de peinture, ils entrèrent et s’approchèrent d’un long comptoir occupé par deux gardes. Giordino leur adressa son sourire le plus cordial et parla doucement en espagnol à l’un d’eux.

Le garde se contenta de hocher la tête et montra les ascenseurs du pouce.

— Qu’est-ce que tu lui as servi, cette fois ? demanda Pitt tandis qu’ils entraient dans l’un des ascenseurs, mais non sans y avoir jeté un regard circulaire. Il vit que l’un des gardes décrochait un téléphone et parlait avec excitation.

La porte se referma derrière eux.

— J’ai dit que l’un des Wolf nous avait ordonné de faire des réparations électriques derrière un mur de l’appartement du dixième étage et de repeindre le mur quand nous aurons fini. Il n’a pas discuté.

Pitt chercha les caméras de surveillance de l’ascenseur, mais n’en vit pas. « On dirait qu’ils ne craignent aucune dissimulation, pensa-t-il. Ou alors, ils savent que nous sommes là et nous ont préparé un piège. »

Il aurait pu siffler dans le noir, mais il ne faisait pas plus confiance aux Wolf qu’il ne pouvait avaler ces monstruosités flottantes, là, dehors. Il sentait aussi que les gardes du vestibule les attendaient.

— Il est temps de trouver un plan ingénieux, dit-il.

— Le plan C ?

— Nous nous arrêterons au cinquième étage pour décontenancer les gardes qui surveillent probablement nos mouvements sur leurs écrans. Mais nous resterons à l’intérieur et nous enverrons l’ascenseur jusqu’à l’appartement pendant que nous grimperons sur le toit où nous monterons jusqu’en haut.

— Pas mal, dit Giordino en appuyant sur le bouton pour arrêter la cabine au cinquième étage.

— D’accord, dit Pitt. Tiens-moi sur tes épaules pendant que je passe par la trappe.

Mais Pitt ne bougea pas. Bien qu’il n’ait détecté aucune caméra, il était certain que l’ascenseur était truffé de matériel d’écoute. Il se tint immobile et adressa un sourire sombre à Giordino. Celui-ci comprit immédiatement et sortit son P-10 automatique.

— Mince, alors ! Tu es lourd, grogna-t-il.

— Donne-moi la main, je vais t’aider à grimper, dit Pitt en prenant son vieux Colt .45 dans sa main droite.

Restant dans l’ascenseur, ils se portèrent chacun d’un côté des portes et se tassèrent dans les coins.

Les portes s’ouvrirent et trois gardes, vêtus des mêmes combinaisons noires avec des casquettes assorties, se précipitèrent à l’intérieur, les armes abaissées, les yeux levés vers la trappe de maintenance ouverte dans le plafond. Pitt lança sa jambe et fit un croche-pied au troisième homme qui tomba sur les deux premiers, les envoyant s’étaler l’un sur l’autre sur le plancher. Puis il appuya sur le bouton de fermeture des portes, attendit qu’il descende de quelques mètres et enfonça le bouton d’arrêt d’urgence, bloquant la cabine entre deux étages.

Giordino avait assommé deux des gardes en spécialiste avec la crosse de son automatique avant qu’ils se soient relevés, puis avait appuyé le canon sur le front du troisième, en grondant férocement en espagnol.

— Lâche ton arme ou je te fais sauter la cervelle !

Le garde était aussi solide et froidement efficace que les mercenaires qu’ils avaient rencontrés à la mine de Pandora. Pitt se raidit, sentant que le garde pourrait tenter un mouvement rapide pour tirer le premier. Mais l’homme aperçut son regard glacial et y vit une menace mortelle. Sachant que le moindre clignement de paupière pourrait lui valoir une balle en pleine tête, il posa sagement son pistolet sur le sol. C’était le même Para-Ordnance que celui que Giordino pressait entre ses yeux.

— Espèces de clowns, vous n’irez nulle part, cracha-t-il en anglais.

— Eh bien, eh bien ! dit Pitt. Qu’avons-nous ici ? Un autre mercenaire assassin, comme ceux que nous avons rencontrés au Colorado. Karl Wolf doit vous payer un sacré paquet de fric pour que vous acceptiez de tuer et de mourir pour lui !

— Laisse tomber, vieux. C’est vous qui allez mourir.

— Vous avez tous la mauvaise habitude de répéter la même chanson !

Pitt pointa son vieux Colt à un centimètre de l’œil gauche du garde jusqu’à ce qu’il soit au bon endroit pour tirer en plein visage.

— Le Dr O’Connell et sa fille. Où sont-elles détenues ? Pitt n’essayait pas d’imiter le sifflement du serpent à sonnette, mais il en donnait une idée.

— Tu parles, ou j’appuie sur la détente ? Tu survivras probablement, mais tu n’auras plus d’yeux pour t’en rendre compte. Et maintenant, où sont-elles ?

Pitt était implacable, mais pas sadique. Le regard de son visage tordu et la dureté de ses yeux suffirent à tromper le garde en lui faisant croire que ce fou allait l’énucléer.

— Elles sont gardées dans l’un des gros navires.

— Lequel ? demanda Pitt. Il y en a quatre !

— Je ne sais pas. Je vous jure que je ne sais pas !

— Il ment, dit Giordino d’une voix assez froide pour faire geler de l’huile.

— La vérité, dit Pitt d’un ton menaçant, ou j’envoie tes yeux contre l’acier du plafond.

Il mit le doigt sur la détente du Colt et en pressa le canon contre le coin de l’œil droit du garde, en l’alignant sur le gauche.

Le visage de l’homme ne passa pas du défi à la peur, mais cependant se chargea de haine.

— L’Ulrich Wolf, cracha-t-il. Elles sont détenues sur l’Ulrich Wolf.

— Quel navire est-ce ?

— La ville flottante qui transportera les gens du Quatrième Empire après le cataclysme.

— Il faudrait deux ans pour fouiller un navire de cette taille, le pressa Pitt. Tu donnes le lieu exact ou tu deviens aveugle. Vite !

— Niveau 6, section K. J’ignore quelle résidence.

— Il ment encore, dit Giordino avec colère. Appuie sur la détente, mais attends que je détourne les yeux. Je déteste voir le sang jaillir sur tous les meubles.

— Alors tuez-moi et allez vous faire voir, grogna le garde.

— Où les Wolf trouvent-ils des assassins aussi salauds que toi ?

— Qu’est-ce que ça peut vous foutre ?

— Tu es américain. Il ne t’a pas trouvé dans la rue. Alors, tu dois être un militaire, venu d’une force d’élite, si je ne me trompe.

— Donner sa vie pour le Quatrième Empire est un honneur. Je suis récompensé par la certitude que ma femme et mes fils seront à bord de l’Ulrich Wolf quand le reste du monde sera anéanti.

— Et c’est ta police d’assurances ?

— Il a une famille humaine ? s’étonna Giordino. J’aurais juré qu’il s’accroupissait pour pondre des œufs.

— À quoi sert un compte en banque d’un milliard de dollars quand la population du monde est sur le point de périr ?

— Je déteste les pessimistes, dit Giordino en balançant violemment la crosse de son automatique sur la nuque du mercenaire. Celui-ci tomba, inconscient, sur les corps inertes de ses camarades. Presque au même moment, une série d’alarmes se mirent à sonner dans tout le bâtiment.

— Maintenant, c’est fichu, il va falloir sortir de la ville à coups de flingue.

— Avec élégance et style, dit Pitt, apparemment peu concerné. N’oublie jamais l’élégance et le style !

Six minutes plus tard, l’ascenseur s’arrêtait au rez-de-chaussée et les portes s’ouvrirent. Il y avait là deux douzaines d’hommes, leurs armes automatiques levées et pointées vers la cabine, certains debout, d’autres à genoux en position de tir.

Deux hommes en combinaison noire des gardes, la casquette tirée sur les yeux, levèrent les mains et crièrent, tête baissée, en anglais et en espagnol :

— Ne tirez pas ! Nous avons tué deux des intrus !

Puis ils tirèrent deux corps vêtus de combinaisons orange par les pieds sur le sol de marbre du vestibule où ils les lâchèrent sans cérémonie.

— Il y en a d’autres qui travaillent à l’intérieur, dit Giordino d’une voix excitée. Ils sont barricadés au dixième étage.

— Où est Max ? demanda un garde qui semblait être le chef. Pitt, un bras sur le visage comme s’il essuyait sa transpiration, se tourna et montra le haut du bâtiment.

— Nous avons dû le laisser. Il a été blessé au cours du combat. Vite, envoyez un médecin !

La force de sécurité, bien entraînée, se sépara rapidement en deux groupes dont l’un se dirigea vers l’ascenseur et l’autre se précipita vers l’escalier anti-incendie.

Pitt et Giordino s’agenouillèrent sur les deux gardes inconscients qu’ils avaient tirés de la cabine et firent mine de les examiner jusqu’à ce qu’ils trouvent l’occasion de sortir tranquillement du vestibule par la grande porte.

— Je n’arrive pas à croire qu’on en soit sortis, dit Giordino tandis qu’ils reprenaient un kart en se hâtant vers le dock où était amarré l’Ulrich Wolf.

— Par chance, ils étaient trop occupés à appréhender les méchants intrus pour regarder nos visages et voir que nous étions des étrangers.

— Mon uniforme de sécurité est trop long et trop serré. Et le tien ?

— Trop court et trop large, mais nous n’avons pas le temps de le faire arranger par le tailleur, murmura Pitt en dirigeant le kart vers le premier dock tout en contournant une grue à flèche qui avançait lentement sur ses rails. Il garda le pied à fond sur la pédale, mais la vitesse de l’engin était limitée à environ 20 kilomètres/heure, ce qui lui paraissait horriblement lent.

Ils longèrent la stupéfiante ville flottante, évitant les zones de chargement. Le dock était rempli d’une horde affairée de travailleurs, dont beaucoup se déplaçaient en kart électrique, d’autres à bicyclette, certains même contournant les obstacles à toute vitesse à rollers. Pitt avait souvent dû écraser le frein pour éviter de renverser des ouvriers passant tranquillement sur sa route, absorbés par leur tâche. D’énormes chariots à fourche ignoraient également leur approche et traversaient devant eux pour aller déposer leur charge, qu’ils lâchaient, après avoir monté les rampes, dans les cales énormes, ouvertes dans la coque. Il y eut beaucoup de poings levés et de cris de colère tandis que Pitt contournait tous les obstacles humains ou matériels.

S’ils n’avaient revêtu les uniformes noirs volés aux gardes dans l’ascenseur, ils auraient sûrement été arrêtés et menacés d’une raclée pour leur conduite aussi imprudente. Voyant une occasion de monter à bord sans emprunter de longues passerelles, Pitt se cramponna au volant et fît rapidement virer le kart à droite pour grimper une rampe destinée au chargement des véhicules, de l’autre côté du pont principal, puis descendre une autre rampe jusqu’aux entrailles de la cité flottante, où le fret était entreposé et où se faisait tout l’entretien du navire. Dans le dépôt béant, avec d’immenses couloirs partant dans toutes les directions, à travers les baies de l’entrepôt inférieur, Pitt aperçut un homme en combinaison rouge qui paraissait responsable du chargement des fournitures et de l’équipement. Il alerta Giordino pour lui demander ce qu’il fallait dire en espagnol et s’arrêta soudain.

— Vite, nous avons une urgence au niveau 6, section K, cria Giordino. Quel est le chemin le plus court pour y aller ?

Reconnaissant l’uniforme noir des gardes, l’homme demanda :

— Vous ne savez pas ?

— On vient de nous muter de la surveillance des côtes, répondit vaguement Giordino, et nous ne sommes pas familiers de l’Ulrich Wolf.

Acceptant la présence des gens de la sécurité sur une mission d’urgence, le responsable du chargement montra un couloir.

— Allez au deuxième ascenseur à droite. Rangez votre kart et prenez l’ascenseur jusqu’au pont 4. Là, vous serez à la station du tram 8. Prenez-le jusqu’à la section K. Là, vous prendrez le couloir menant au milieu du navire jusqu’au Bureau de la Sécurité et vous demanderez votre chemin, sauf si vous savez quelle résidence vous cherchez.

— Celle où la scientifique américaine et sa fille sont détenues.

— Je n’ai aucune idée du lieu. Vous devrez vous renseigner auprès de l’officier de la Sécurité ou du chef de la section K en arrivant.

— Muchas gracias, dit Giordino par-dessus son épaule tandis que Pitt se hâtait dans la direction indiquée. Jusqu’à présent, c’est parfait, ajouta-t-il en descendant vers le trottoir après avoir sauté de l’Empire State Building. L’échange de nos combinaisons orange avec les uniformes des gardes était un coup de génie.

— C’est tout ce que j’ai trouvé pour nous sortir du piège, dit modestement Pitt.

— À ton avis, dans combien de temps nous tomberont-ils dessus ?

— Si tu as frappé le garde assez fort, il ne se réveillera pas trop vite pour raconter ce qu’il sait. Tout ce qu’ils découvriront en moins de dix minutes, c’est que nous avons pris le chemin de l’Ulrich Wolf et que nous sommes montés à bord. Mais ils ne savent pas encore qui nous sommes ni ce que nous cherchons.

Ils suivirent les indications de l’employé du service de chargement et arrêtèrent le kart près du second ascenseur. Celui-ci était fait pour transporter des marchandises lourdes et il était grand. S’y trouvaient des ouvriers avec des palettes où étaient empilées des caisses de conserves. Pitt et Giordino se joignirent à eux et sortirent au niveau six, près d’une plate-forme de chargement levée au-dessus de deux rails qui faisaient le tour de tout le navire. Ils marchèrent de long en large, impatiemment, cinq minutes avant qu’un tram électrique, composé de cinq voitures peintes en jaune pâle à l’extérieur et en violet à l’intérieur, s’approche et s’arrête doucement. Les portes s’ouvrirent avec un léger sifflement. Ils montèrent dans la première voiture. C’était un véhicule prévu pour quarante passagers. Il était à moitié plein de gens portant des combinaisons de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Comme attiré par un aimant, Giordino s’assit à côté d’une jeune femme séduisante, aux cheveux blond clair et aux yeux bleus, qui portait un uniforme d’un joli bleu gris. Pitt se raidit en reconnaissant l’image type d’un membre de la famille Wolf.

Elle le regarda en souriant.

— Vous ressemblez à des Américains, dit-elle en anglais avec une touche d’accent espagnol.

— À quoi voyez-vous ça ? demanda Pitt.

— La plupart de nos agents de sécurité ont été recrutés parmi les militaires américains, répondit-elle.

— Vous appartenez à la famille Wolf, dit-il doucement, comme s’il s’adressait à un membre de l’élite. Elle eut un rire plein de gaieté.

— Les étrangers doivent penser que nous sortons du même moule.

— Votre ressemblance avec les autres est frappante.

— Quel est votre nom ? demanda-t-elle d’un ton autoritaire.

— Je m’appelle Dirk Pitt, répondit-il impudemment et en fait stupidement, se dit-il en cherchant à lire une réaction dans ses yeux. Il n’en vit aucune. On ne l’avait pas prévenue de ses actions menaçantes pour la famille.

— Et mon petit copain que voici s’appelle Al Capone.

— Moi, je suis Rosa Wolf, dit-elle.

— C’est un grand honneur, mademoiselle Wolf, dit Pitt, de faire partie de la grande aventure de votre famille. L’Ulrich Wolf est un véritable chef-d’œuvre. Mon ami et moi avons été recrutés parmi les Marines des États-Unis il y a seulement deux semaines. C’est vraiment un privilège de servir une famille qui a créé une si extraordinaire œuvre de génie.

— Mon cousin Karl est celui qui a conçu l’Ulrich Wolf et les trois autres villes flottantes du Quatrième Empire, expliqua Rosa avec orgueil, ravie des louanges de Pitt. Il a rassemblé les meilleurs architectes navals et les meilleurs ingénieurs pour imaginer et construire nos vaisseaux, depuis les plans jusqu’à la dernière touche. Et tout ça dans le plus grand secret. Contrairement aux plus grands liners de croisière et aux supertankers, nos navires n’ont pas une coque unique, mais sont composés de neuf cents compartiments étanches scellés. Si, pendant l’inondation massive du cataclysme prévu, une centaine de cellules sont endommagées et inondées sur n’importe lequel de nos navires, ils ne s’enfonceront que de trente centimètres au plus.

— C’est vraiment extraordinaire, dit Giordino en feignant l’enthousiasme. Et quelle est leur source d’énergie ?

— Quatre-vingt-dix moteurs diesels de 10 000 CV qui poussent le navire à 25 nœuds.

— Une ville de 50 000 personnes capable de faire le tour du monde ! dit Pitt. Ça semble impossible !

— Pas 50 000, monsieur Pitt. Quand le moment sera venu, ce navire emmènera 125 000 personnes. Chacun des autres bateaux en transportera 50 000, soit un total de 275 000, tous éduqués et élevés pour rebâtir le Quatrième Empire sur les cendres des systèmes démocratiques archaïques.

Pitt lutta contre son envie de lancer un débat plus chaud. Tournant son attention vers la fenêtre du tram, il aperçut un parc aménagé d’au moins 8 hectares se dérouler le long du chemin du tram. Il ne cessait d’être stupéfié par l’immensité de ce projet. Des pistes cyclables et des sentiers de jogging passaient entre les arbres et les étangs où barbotaient des cygnes, des oies et des canards.

Rosa nota son intérêt pour la scène pastorale.

— Cela n’est qu’un des parcs de loisirs. Au total, il y en a 200 hectares. Avez-vous vu les équipements sportifs, les piscines et les stations thermales ?

Pitt fit non de la tête.

— Notre temps est assez limité.

— Êtes-vous marié ? Avez-vous des enfants ?

Se rappelant sa conversation avec le garde, Pitt hocha la tête.

— Un garçon et une fille.

— Nous avons engagé les meilleurs professeurs du monde pour enseigner dans nos écoles et les diriger, de la maternelle jusqu’aux niveaux universitaires et aux doctorats.

— C’est très réconfortant de savoir cela.

— Votre femme et vous pourrez disposer des théâtres, des conférences et séminaires, des bibliothèques et des galeries d’art, où sont rassemblés de véritables trésors. Nous avons aussi des lieux abritant toutes les grandes inventions des Anciens, que l’on pourra étudier en attendant que l’environnement terrestre se régénère, après le cataclysme à venir.

— Les Anciens ? demanda Pitt en jouant les niais.

— La civilisation que nos grands-parents ont découverte en Antarctique, appelée le peuple des Amènes. C’était une race très évoluée, qui a été détruite quand la terre a été frappée par une comète, il y a 9 000 ans.

— Je n’en ai jamais entendu parler, dit Giordino.

— Nos savants étudient ce qu’ils nous ont transmis pour que nous apprenions ce qui doit nous arriver au cours des mois et des années à venir.

— Combien de temps pensez-vous que cela prendra pour que nous puissions travailler à terre ? demanda Pitt.

— Cinq, peut-être dix ans avant qu’il soit possible d’avancer et d’établir un ordre nouveau, dit Rosa.

— Est-ce que 125 000 personnes pourront survivre assez longtemps ?

— Vous oubliez les autres navires, dit-elle avec orgueil. La flotte sera totalement autonome. Le Karl Wolf possède vingt mille hectares de terre labourée déjà plantée de légumes et d’arbres fruitiers. L’Otto Wolf transportera des milliers d’animaux de boucherie et d’élevage. Le dernier navire, le Hermann Wolf, a été destiné à transporter tout l’équipement et les machines pour construire les nouvelles villes, les routes, les ranches et les fermes, quand nous pourrons enfin fouler la terre ferme.

Giordino montra un signe digital au-dessus des portes.

— On arrive à la section K.

— J’ai été très heureux de vous rencontrer, mademoiselle Wolf, dit galamment Pitt. J’espère que vous me rappellerez au bon souvenir de votre cousin Karl.

Elle le regarda un moment avec curiosité puis hocha la tête.

— Je suis sûre que nous nous reverrons.

Le tram s’arrêta doucement et Pitt et Giordino en descendirent. Ils passèrent du quai à une antichambre avec des couloirs partant en étoile dans un vaste labyrinthe.

— Et maintenant, c’est par où ?

— On va droit vers le centre du navire et on suit les signes indiquant la section K, dit Pitt en se dirigeant vers le couloir central, il faut éviter comme la peste le Bureau de la Sécurité.

Longeant un couloir qui paraissait sans fin, ils passèrent devant des portes numérotées dont certaines étaient ouvertes sur des pièces qu’on meublait. Ils y jetèrent un coup d’œil et virent de vastes appartements, dignes d’hôtels de luxe. Pitt comprenait maintenant pourquoi le garde les avait appelés des résidences. Le but était que les occupants devaient vivre aussi confortablement que possible pendant la longue attente pour établir leur communauté sur ce qui resterait de la planète, après la chute de la comète.

Des peintures étaient accrochées tous les 9 mètres, le long des murs, entre les portes des résidences. Giordino s’arrêta un instant pour examiner un paysage aux couleurs vives. Il s’en approcha et regarda la signature.

— Cela ne peut pas être un vrai Van Gogh ! dit-il, sceptique. Ce doit être un faux ou une reproduction !

— C’est un vrai, dit Pitt avec conviction. (Il montra d’autres œuvres plus loin sur les murs.) Ces œuvres viennent sans doute des musées et des collections privées des victimes de l’Holocauste qui ont été pillés par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale.

— Comme ce fut charitable de leur part de sauver des œuvres qui ne leur ont jamais appartenu !

— Les Wolf ont l’intention de transporter les plus grands chefs-d’œuvre vers la Terre promise.

Pitt se demandait comment les Wolf pouvaient être aussi sûrs du retour de la comète et du fait qu’elle heurterait la terre. Pourquoi n’était-il pas possible qu’elle manque à nouveau sa cible, comme elle l’avait fait 9 000 ans auparavant ? Il n’y avait pas de réponse toute faite, mais, dès que Giordino et lui se seraient échappés du chantier avec Pat et sa fille, il avait bien l’intention de trouver la solution.

Après ce que Giordino estima 400 mètres, ils atteignirent une grande porte marquée « Sécurité, Niveau K ». Ils passèrent très vite devant et arrivèrent enfin à une salle de réception, décorée avec goût, meublée de tables, de chaises et de divans devant une grande cheminée. Cela aurait pu passer pour le hall de n’importe quel hôtel cinq étoiles. Un homme et une femme, vêtus de combinaisons vertes, étaient assis derrière un comptoir sous une grande reproduction de l’arche de Noé.

— Il y a quelqu’un, là-haut, qui doit avoir la manie des codes de couleurs, murmura Giordino entre ses dents.

— Demande-leur où est l’épigraphiste américaine qui déchiffre les anciennes inscriptions, lui souffla Pitt.

— Mais comment on dit « épigraphiste » en espagnol ?

— Invente-le.

Giordino roula des yeux et s’approcha du comptoir devant la femme, pensant qu’elle serait peut-être plus obligeante.

— On nous a envoyés pour déménager le Dr O’Connell et sa fille dans un autre endroit du navire, dit-il en essayant de cacher son accent américain.

La femme, assez jolie quoiqu’un peu masculine avec un teint pâle et des cheveux noués en chignon, regarda Giordino et nota son uniforme de garde.

— Pourquoi ne m’a-t-on pas prévenue plus tôt qu’elle devait être déménagée ?

— Il n’y a que dix minutes qu’on me l’a dit.

— Je dois vérifier cette demande, dit la femme d’un ton officiel.

— Mon supérieur arrive tout de suite. Je vous suggère de l’attendre pour en parler avec lui.

— C’est ce que je vais faire, dit-elle en hochant la tête.

— En attendant, pouvez-vous m’indiquer la résidence où on la garde pour que nous puissions la préparer à déménager ?

— Vous ne le savez pas ? demanda la femme, déjà soupçonneuse.

— Comment le saurions-nous, dit innocemment Giordino, puisqu’elle est sous votre garde de chef de section ? Mon partenaire et moi n’agissons que par politesse en vous prévenant au lieu d’aller tout simplement la chercher. Maintenant, dites-moi où elle est ou nous attendrons que mon supérieur voie ça avec les autorités concernées, si ça peut vous permettre de mieux dormir.

Ladite chef de section se mit à hurler.

— Vous trouverez le Dr O’Connell enfermée dans la résidence K-37. Mais je ne peux pas vous donner la clef avant de voir votre ordre signé.

— Nous n’avons pas besoin d’y entrer pour l’instant, dit Giordino avec un haussement d’épaules indifférent. Nous allons nous mettre devant et attendre.

Il fit signe à Pitt de le suivre par où ils étaient venus.

— Elle est détenue au K-37, dit-il quand ils furent assez loin pour qu’on ne les entende pas. Je crois que nous sommes passés devant des résidences numérotées trente quelque chose, en venant de l’ascenseur.

— Est-elle gardée ? demanda Pitt.

— Avec cet uniforme, je suis supposé savoir s’il y a des gardes devant sa porte. Non, je ne pouvais pas poser la question, elle m’aurait pris pour un suspect idiot.

— Nous ferions bien de nous dépêcher. Ils doivent être sur notre piste, maintenant.

Quand ils atteignirent le K-37, ils trouvèrent un garde devant la porte. Giordino s’approcha de lui.

— Vous êtes relevé, dit-il.

Le garde, qui mesurait bien 30 centimètres de plus que le petit Étrusque, lui lança un regard interrogateur.

— J’ai encore deux heures avant la relève.

— N’êtes-vous pas content d’être relevé plus tôt ?

— Je ne vous connais pas, dit le garde avec gêne.

— Je ne vous connais pas non plus, dit Giordino en faisant mine de s’en aller. Laissez tomber. Mon partenaire et moi allons attendre dans la salle à manger que ce soit l’heure de votre relève.

Le garde changea soudain d’avis.

— Non, non, je serai ravi de faire un bon somme de deux heures. Sans réclamation supplémentaire, il se dirigea vers l’ascenseur.

— Voilà un numéro efficace ! dit Pitt.

Dès que le garde fut entré dans l’ascenseur, au bout d’un long couloir, Pitt donna un fort coup de pied près du verrou de la porte, qui s’ouvrit à la volée. Ils entrèrent dans la résidence au pas de charge, presque avant que la porte soit complètement ouverte. Une jeune fille se tenait dans la cuisine, portant une combinaison bleue. Elle était sur le point de boire un verre de lait. Elle eut si peur qu’elle lâcha le verre, qui tomba sur le tapis. Pat arriva en courant de la chambre, elle aussi vêtue d’une combinaison bleue, ses longs cheveux roux coiffés derrière sa tête, en éventail. Elle s’arrêta sur le seuil, glacée, la bouche ouverte, mais incapable de prononcer un mot, le regard exprimant une totale confusion.

Pitt la saisit par le bras tandis que Giordino s’occupait de la jeune fille.

— Pas le temps pour des bisous, dit-il très vite. Nous avons un avion à prendre.

— D’où arrivez-vous, beaux mecs ? murmura enfin Pat, incrédule et incapable de comprendre.

— Je ne sais pas si j’aime qu’on me traite de beau mec, dit Pitt en l’attrapant par la taille et en la poussant vers la porte cassée.

— Attendez, cria-t-elle en s’échappant de ses bras. Elle fila à l’intérieur et reparut quelques secondes après, tenant une petite serviette de cuir contre sa poitrine.

Il n’était plus temps de prendre des précautions ni d’agir avec discrétion – pour autant qu’ils aient jamais agi de la sorte. Ils foncèrent dans un long couloir, bousculant les ouvriers qui mettaient les dernières touches au navire. On les regardait bizarrement, mais personne ne fit un geste pour les arrêter ou les questionner. Si l’alarme avait été donnée, et Pitt était sûr que c’était le cas, ils allaient maintenant devoir envisager une confrontation avec les impitoyables Wolf. Quitter le navire, atteindre le bout du dock et disparaître dans l’eau froide du fjord où il leur faudrait nager pendant 3 kilomètres, n’était que la moitié du problème. Bien que leurs véhicules à propulsion les tireraient plus vite qu’elles ne pourraient nager, Pat et sa fille mourraient sans doute d’hypothermie avant d’atteindre le ravin et le Skycar.

Ses craintes se confirmèrent soudain quand le hurlement sinistre des sirènes d’alarme résonna dans tout le chantier naval, au moment où ils atteignaient l’ascenseur le plus proche.

Pour l’instant, la chance était avec eux. L’ascenseur était arrêté au niveau 6 et ses portes étaient ouvertes. Trois hommes en combinaison rouge allaient décharger des meubles. Sans un mot d’explication, Pitt et Giordino expulsèrent les déménageurs surpris dans le hall, poussèrent Pat et sa fille à l’intérieur et firent descendre la cabine, le tout en moins de quinze secondes.

Pendant qu’ils reprenaient momentanément leur souffle, Pitt sourit à la fille de Pat, une jolie jeune fille aux cheveux couleur de topaze et aux yeux bleus comme la mer à Capri.

— Comment t’appelles-tu, mon cœur ?

— Megan, répondit-elle, les yeux agrandis de peur.

— Respire fort et détends-toi, dit-il doucement. Moi, je m’appelle Dirk et mon petit copain costaud, c’est Al. Nous allons vous ramener à la maison saines et sauves.

Ses paroles eurent un effet calmant et l’expression de grande anxiété de Megan laissa place à une simple inquiétude. De toute évidence, elle lui faisait confiance et Pitt craignit, pour la seconde fois ce soir-là, ce qu’ils allaient rencontrer quand l’ascenseur ouvrirait ses portes. Ils n’allaient pas pouvoir tirer, pas avec les deux femmes à leurs côtés.

Mais ses craintes n’étaient pas fondées. Aucune armée de gardes, aucune arme pointée ne les attendaient au niveau du chargement.

— Je suis complètement perdu, dit-il en regardant le labyrinthe de couloirs.

Giordino tenta de plaisanter.

— Dommage que nous n’ayons pas pris une carte de la ville.

Pitt montra un kart électrique parqué devant une porte marquée « Salle de Circuit ».

— Le salut est à portée de la main, dit-il en sautant à la place du chauffeur et en tournant la clef de contact.

Tout le monde y monta et il appuya sur l’accélérateur presque avant que leurs pieds aient quitté le sol. Ne pouvant utiliser son petit ordinateur de direction sans lui fixer un cap, il se dirigea au feeling. Après avoir traversé les rails des trams, il trouva une large avenue destinée au fret, qui donnait sur une rampe de chargement et qui descendait jusqu’au dock.

L’armée de gardes armés qu’il craignait était arrivée.

Ils sortaient d’un camion et se déversaient sur le dock, leurs armes prêtes. Ils se groupèrent autour des rampes de chargement. Pitt estima qu’il y en avait au moins quatre cents, sans compter les mille déjà à leur recherche à bord du navire. Comprenant immédiatement leur dilemme, il cria :

— Tenez-vous bien ! Je retourne à l’ascenseur. En se retournant, Giordino ne vit que des combinaisons noires grouillant autour des docks comme des fourmis.

— Je déteste quand les choses ne vont pas comme je le veux, dit-il d’un ton boudeur.

— On ne s’en tirera jamais… (Pat serra sa fille contre elle.) Plus maintenant. Pitt regarda Giordino.

— Est-ce qu’il n’y a pas un vieux chant guerrier qui dit : « on l’a fait une fois, on peut le refaire… » ?

— Je n’étais pas né lors de la Seconde Guerre mondiale, répondit Giordino, mais je vois ce que tu veux dire.

Ils atteignirent rapidement l’ascenseur, mais Pitt ne s’arrêta pas. Les portes étaient encore ouvertes. Il conduisit le kart à l’intérieur juste avant qu’elles ne se referment. Il appuya sur le bouton du sixième niveau, tira le Colt. 45 et fit signe à Giordino d’en faire autant. Dès que les portes se rouvrirent, ils se trouvèrent en face des trois déménageurs qu’ils avaient sortis peu avant. Encore stupéfaits de leur éviction, les hommes criaient et faisaient de grands gestes à un homme en jaune qui avait l’air d’un chef. En voyant Pitt et Giordino sortir en force de l’ascenseur dans le kart comme un berger allemand affamé et déchaîné, leurs armes pointées, les quatre hommes s’immobilisèrent et levèrent les mains.

— Dans l’ascenseur ! ordonna Pitt.

Les quatre hommes restèrent immobiles, sans comprendre, jusqu’à ce que Giordino leur crie l’ordre en espagnol.

— Désolé, dit Pitt, soudain gêné. Je me suis laissé emporter par l’action.

— Tu es pardonné.

Le plan qu’ils avaient rapidement mis au point dans le bâtiment des bureaux avait fonctionné, aussi le répétèrent-ils. Six minutes après, ils étaient tous repartis, laissant les quatre hommes en sous-vêtements, attachés avec du ruban adhésif, couchés sur le sol de la cabine. Dès que les portes se rouvrirent, Pitt conduisit le kart par l’entrée principale du cargo, s’arrêta et fit demi-tour. Il envoya l’ascenseur vers les niveaux supérieurs et emmêla les contrôles, en sortant juste avant que les portes se referment. Puis il suivit les panneaux et se dirigea vers le tram. Maintenant, ils étaient trois à porter des combinaisons rouges tandis que le quatrième – lui-même – était en jaune, la couleur de l’autorité, pensait-il.

Des gardes étaient déjà postés au croisement, juste avant la station du tram. Pitt arrêta le kart sans hâte et regarda les gardes avec étonnement.

Ignorant que Pat et sa fille avaient été enlevées de leurs résidence, le garde ne fut pas étonné outre mesure de voir deux femmes en uniforme de chargeurs car on en avait embauché beaucoup pour manœuvrer les chariots à fourches et les véhicules de remorquage. Pat serra le bras de sa fille, comme pour lui interdire de parler ou de bouger. Elle détourna aussi le visage de Megan pour que le garde ne remarque pas ses traits enfantins.

Le regard respectueux du garde confirma à Pitt que la combinaison jaune qu’il s’était appropriée représentait l’autorité.

— Que se passe-t-il ici ? demanda Giordino dont l’espagnol s’améliorait avec la pratique.

— Deux intrus vêtus d’uniformes de la Sécurité se sont infiltrés dans le chantier et nous pensons qu’ils sont à bord de l’Ulrich Wolf.

— Des intrus ? Pourquoi ne les avez-vous pas arrêtés avant qu’ils pénètrent dans le chantier ?

— Je n’en sais rien, répondit le garde. Tout ce que je sais, c’est qu’ils ont tué quatre gardes en essayant de s’enfuir.

— Quatre morts ? dit tristement Giordino. Quel dommage ! J’espère que vous arrêterez ces salopards. N’est-ce pas, vous autres ?

Il se tourna vers ses trois compagnons et leur fit un signe encourageant.

— Si, si ! dit Pitt avec une expression de vif dégoût.

— Nous devons vérifier tous ceux qui entrent et qui sortent de chaque navire, insista le garde. Je dois voir vos cartes d’identité.

— Avons-nous l’air d’intrus en uniformes de gardes ? demanda Giordino d’un ton indigné. Le garde sourit.

— Non.

— Alors, laissez-nous passer, dit Giordino dont le ton amical sonna soudain froid et officiel. Nous avons des marchandises à charger et une heure limite que nous ne pourrons respecter si nous restons ici à bavarder avec vous. Je suis déjà en retard pour me rendre chez Karl Wolf. À moins que vous ne vouliez être laissé à terre quand le cataclysme se produira, je vous conseille de nous laisser passer.

Proprement intimidé, le garde baissa son arme et s’excusa.

— Je suis désolé de vous avoir retenus.

Incapable de comprendre la conversation, Pitt n’appuya sur l’accélérateur que lorsque Giordino lui donna un coup de coude dans les côtes. Pensant qu’il valait mieux paraître des travailleurs ordinaires du chantier, en route vers une tâche particulière, il se dirigea vers la station du tram la plus proche à une allure modérée, réfrénant son désir de pousser le kart à sa vitesse maximale. Une main sur le volant, Pitt composa un numéro sur son portable Globalstar.

Sandecker décrocha à la première sonnerie.

— Oui ?

— Ici la Leaning Pizza Tower. Votre commande est en route.

— Pensez-vous trouver la maison facilement ?

— Nous ignorons si nous pourrons arriver avant que la pizza soit froide.

— J’espère que vous allez vous dépêcher, dit Sandecker en s’efforçant au calme. Il y a ici des gens qui ont faim.

— La circulation est dense. Je ferai de mon mieux.

— Je laisserai une lumière allumée.

Sandecker reposa le combiné et regarda l’amiral Hozafel d’un air inquiet.

— Pardonnez cette conversation apparemment stupide, amiral.

— Je comprends parfaitement, dit le vieil Allemand avec courtoisie.

— Quelle est leur situation ? demanda Little.

— Pas très bonne. Ils ont le Dr O’Connell et sa fille et doivent affronter d’énormes difficultés pour s’échapper du chantier naval. La circulation est dense signifie qu’ils sont poursuivis par les forces de sécurité des Wolf.

Little regarda Sandecker dans les yeux.

— À combien estimez-vous leurs chances de s’en tirer en un seul morceau ?

— Leurs chances ? s’étonna Sandecker avec une expression peinée. Ils n’ont pas une seule chance.

31

Le tram avançait lentement. Il sortit de la station et en croisa un autre roulant en sens inverse. Bien qu’il prît de la vitesse jusqu’à glisser sur les rails à environ 50 kilomètres/heure, Pitt avait l’impression qu’il se traînait et aurait voulu descendre pour le pousser. Des stations désignées par des lettres de l’alphabet se succédaient. À chacune, ils s’attendaient à voir des gardes monter à bord et les arrêter. Quand le tram changea de passagers à la station W, Pitt commença à reprendre espoir, mais, à la station X, la chance les abandonna.

Six gardes en uniforme noir montèrent au bout du wagon et commencèrent à vérifier les plaques d’identification des passagers. Pitt observa qu’il s’agissait de bracelets immatriculés qu’ils portaient au poignet, il se maudit pour ne l’avoir pas su plus tôt. Il les aurait volés en même temps sur les déménageurs. Trop tard, il comprit que les gardes fouilleraient attentivement ceux qui n’en portaient pas. Il nota aussi qu’ils avaient l’air de fouiller avec plus de soin les ouvriers portant des combinaisons jaunes et rouges.

— Ils s’approchent, nota Giordino sans émotion tandis que les gardes entraient dans le second wagon des cinq qui composaient le tram.

— Un par un, dit Pitt, dirigeons-nous sans en avoir l’air vers le premier wagon.

Sans parler, Giordino partit le premier, suivi de Megan, puis de Pat, Pitt avançant le dernier.

— Nous pourrons peut-être parvenir à la prochaine station avant qu’ils n’atteignent ce wagon, dit Giordino, mais ça va être juste !

— Je doute que nous sortions aussi facilement, dit sombrement Pitt. Ils nous attendront probablement là aussi.

Il avança et regarda par la vitre de la porte menant à une petite cabine de guidage, à la tête du wagon. Il y avait une console avec des boutons et des interrupteurs, mais sans conducteur ni mécanicien. Le tram était tout à fait automatique, il essaya la serrure de la porte, mais ne fut pas surpris de la trouver verrouillée.

Il étudia les symboles et les marques sur le tableau de bord. L’une, en particulier, attira son attention. Saisissant son Colt, il en frappa la vitre de sa crosse. Celle-ci tomba en morceaux. Ignorant les regards surpris des passagers, il passa la main et déverrouilla la porte. Sans s’arrêter, il manipula le premier des cinq boutons à levier, reliés aux attelages électroniques des wagons. Puis il régla l’ordinateur qui contrôlait la vitesse du tram. L’effet fut celui qu’il escomptait et lui donna une bouffée de satisfaction. Les quatre wagons arrière se détachèrent du wagon de tête et commencèrent à s’éloigner. Bien que chaque wagon eut sa propre source d’énergie, leur vitesse préétablie était maintenant plus lente que celle du wagon de tête. Les gardes ne purent que contacter les autres équipes de fouille et regarder, impuissants, la distance augmenter rapidement entre les wagons et leurs proies prendre le large.

Quatre minutes plus tard, le wagon de Pitt et de ses amis traversa la station Y sans s’arrêter, pour la plus grande frustration des gardes et la stupeur des ouvriers attendant sur le quai. Pitt avait l’impression qu’une main glacée lui serrait l’estomac et que sa bouche était pleine de feuilles sèches. Il faisait un pari désespéré et les dés n’étaient pas en sa faveur.

Il regarda derrière lui dans le wagon et aperçut Pat, assise, un bras autour des épaules de Megan, une main toujours serrée sur la serviette, le visage pâle, étrange, triste et désespéré. Il s’approcha d’elle et passa une main dans sa chevelure rousse.

— On s’en sortira, assura-t-il d’un ton convaincu. Le vieux Dirk vous fera traverser les mers et les montagnes. Elle leva les yeux et réussit à lui adresser un vague sourire.

— Est-ce garanti ?

— Dur comme fer, répondit-il, sentant la conviction s’ancrer en lui.

Une demi-minute passa. Pitt retourna à la cabine de contrôle et vit qu’ils approchaient de la marina, à la poupe du navire. Loin devant, il aperçut les rails qui commençaient à virer vers la marina où le tram, il en était sûr, devait s’arrêter à la station Z avant de reprendre son parcours autour du navire. Il n’avait pas besoin d’être extralucide pour savoir que les gardes avaient atteint la station avant eux et n’attendaient que de les allumer avec un arsenal varié.

— Je vais ralentir le tram à environ 16 kilomètres/heure, dit-il. Quand je vous le dirai, vous sauterez. Il y a de la végétation le long de la voie, aussi vous atterrirez en douceur. Essayez de rouler en avant quand vous atteindrez le sol. Au point où nous en sommes, nous ne pouvons nous permettre d’avoir une jambe ou une cheville cassée.

Giordino mit un bras autour des épaules de Megan.

— Nous sauterons ensemble. De cette façon, tu auras un tas de coussins bien gras pour amortir ta chute.

Ce qui était un gros mensonge. Giordino n’avait pas une once de gras sur son corps musclé.

Pitt régla à nouveau les leviers et le wagon ralentit d’un coup. Dès que les chiffres rouges sur le compteur de vitesse atteignirent 16 kilomètres/heure, il cria :

— Maintenant ! Tout le monde dehors !

Il hésita, s’assurant que tous avaient sauté du tram. Puis il appuya sur les commandes jusqu’à ce que le compteur revienne à 90 kilomètres/heure avant de courir de la cabine à la porte et de sauter. Le tram accélérait pour reprendre sa vitesse maximale.

Il toucha la terre meuble, les pieds les premiers, avant de rouler comme un boulet de canon dans un parterre de bonsaïs, écrasant leurs branches tordues et les enfonçant dans la terre sous son poids. Il se remit debout, un genou douloureux, mais encore capable de bouger.

Giordino fut tout de suite près de lui, l’aidant à reprendre son équilibre. Il fut soulagé de voir que Pat et Megan, qui ne semblaient souffrir de rien, étaient occupées à enlever la poussière et les aiguilles de pin de leurs cheveux. Le tram avait disparu dans le virage, mais l’escalier menant à la première digue se trouvait à 15 mètres de là et aucun garde n’était en vue.

— Où allons-nous ? demanda Pat, qui retrouvait un peu d’assurance.

— Avant de prendre notre avion, expliqua Pitt, nous devons faire un petit voyage en bateau.

Il l’attrapa par le bras et la tira derrière lui tandis que Giordino en faisait autant avec Megan. Ils coururent le long des rails et atteignirent l’escalier descendant à la jetée n 1. Comme l’avait pensé Pitt, les gardes encerclaient la station à la section Z, 200 mètres plus haut, au centre de la marina. La plus grande confusion régnait là-bas, alors que le tram passait comme une flèche et prenait le virage suivant pour rejoindre le flanc bâbord du navire. Les gardes, pensant que leurs proies se cachaient toujours dans le wagon fou, se lancèrent rapidement à sa poursuite pendant que le chef de la Sécurité ordonnait qu’on coupe les circuits électriques pour qu’ils cessent d’alimenter le tram.

Pitt calcula qu’il leur faudrait environ sept minutes pour que les gardes atteignent le wagon arrêté et réalisent qu’il était vide. Si lui et ses compagnons n’avaient pas quitté le navire à ce moment-là, leur capture n’aurait fait aucun doute.

Aucun des ouvriers de la jetée ne fit attention à eux. Ils descendirent calmement les marches. Il y avait trois bateaux entre la première et la seconde jetée, un petit voilier de 7,20 mètres, un bateau que Pitt reconnut comme un yacht de croisière Grand Banks de 12,7 mètres, et une vedette classique de 7,20 mètres.

— Montez à bord du gros yacht, dit Pitt en traversant tranquillement la jetée.

— Je suppose que nous n’allons pas récupérer notre équipement de plongée, dit Giordino.

— Pat et Megan ne supporteraient pas la traversée dans l’eau. Mieux vaut tenter notre chance en surface.

— La vedette est plus rapide, nota Giordino.

— C’est vrai, mais les forces de sécurité se méfieront s’ils voient un bateau rapide s’éloigner du chantier naval. Le yacht Grand Banks naviguant calmement n’attirera pas autant leur attention.

Un employé du dock lavait le pont quand Pitt s’approcha de la passerelle.

— Joli bateau, dit-il en souriant.

— Eh ? fit l’ouvrier en le regardant sans comprendre. Pitt monta la passerelle et montra les lignes sans fantaisie du Grand Banks 42.

— C’est un beau bateau, répéta-t-il en entrant sans complexe dans la cabine du pont.

L’ouvrier le suivit à l’intérieur, protestant contre son intrusion, mais, dès qu’ils furent hors de la vue des autres employés de la jetée, Pitt détendit son poing en lui assénant un coup sévère à la mâchoire. Puis il se pencha et appela :

— Al, largue toutes les amarres. Et vous, mesdames, montez à bord.

Pitt étudia un moment les instruments de la console. Il trouva la clef de contact et enfonça les deux boutons des starters. Tout en bas, dans le compartiment des moteurs, deux gros diesels de marine se mirent à tourner et la compression puis l’explosion du carburant dans les chambres de combustion générèrent un claquement très sec. Il ouvrit la fenêtre tribord et y jeta un coup d’œil. Giordino avait détaché les amarres avant et arrière et montait à bord.

Pitt engagea la marche arrière et commença, très doucement, à éloigner le bateau d’une vingtaine de mètres de la jetée vers la haute mer. Il passa deux dockers occupés à installer une grille autour de la jetée et leur adressa un signe de la main. Ils lui rendirent son salut. « C’est bien plus facile de faire les choses en douceur, pensa-t-il, que de foncer hors du corral comme un taureau sauvage. »

Le bateau passa le bout de la jetée et arriva en haute mer. Maintenant, la poupe du gros navire les dominait. Pitt fit passer le levier en marche avant et dirigea le Grand Banks sur un cap longeant l’Ulrich Wolf. Pour atteindre le fjord et s’échapper du chantier naval, ils devaient faire le tour complet du géant. Pitt régla les gaz jusqu’à ce que les instruments indiquent huit nœuds, une vitesse qui, il l’espérait, ne devait pas attirer l’attention. Pour l’instant, il n’y avait pas eu de cris, pas de cloches ni de sifflets, aucun signe de chasse ni de projecteurs les épinglant sur l’eau sombre.

À cette vitesse, il faudrait un quart d’heure pour longer tout l’immense navire et contourner sa proue avant de pouvoir enfin s’en écarter et quitter la vive lumière du chantier naval. Quinze minutes abominablement longues, qui leur paraîtraient quinze ans. Et ce ne serait que le premier obstacle. Il y avait encore le patrouilleur qui, à ce moment-là, aurait probablement été alerté de l’échappée des fugitifs sur le yacht Grand Banks.

Ils ne pourraient rien faire que rester dans la cabine principale, à l’abri des regards, et regarder le monstre immense qu’ils longeaient lentement. De la proue à la poupe, la grande masse était éblouissante de lumières intérieures et extérieures, donnant l’effet d’un stade de base-ball pendant une nocturne. Les plus fameux paquebots de l’Histoire, le Titanic, le Lusitania, le Queen Mary, le Queen Elizabeth et le Normandie, amarrés les uns derrière les autres, n’auraient pas tout à fait égalé l’Ulrich Wolf en longueur.

— Je me ferais bien un hamburger, dit Giordino pour essayer de faire baisser la tension.

— Moi aussi, répondit Megan, ils ne nous ont donné à manger que des machins dégoûtants. Pat sourit malgré ses traits tirés.

— Ça ne sera pas long, chérie, tu auras bientôt ton hamburger. Pitt tourna la tête.

— Avez-vous été maltraitées ?

— Pas de coups, répondit Pat, mais je n’ai jamais travaillé pour des gens aussi désagréables et arrogants. Ils me faisaient travailler vingt heures par jour.

— Au déchiffrage des inscriptions amènes d’une autre crypte ?

— Elles ne venaient pas d’une autre crypte. C’était des photos d’inscriptions qu’ils avaient trouvées dans une cité perdue en Antarctique.

Pitt la regarda avec surprise.

— En Antarctique ?

— Congelées dans la glace, dit-elle en hochant la tête. Les nazis les avaient découvertes avant la guerre.

— Elsie Wolf m’a dit qu’ils avaient des preuves que les Amènes avaient construit six chambres.

— Je n’en sais rien, admit Pat. Tout ce que je peux vous dire, c’est que j’ai l’impression qu’ils utilisent la ville des glaces pour quelque chose de précis. Quoi, je n’ai pas trouvé.

— Avez-vous appris quelque chose de nouveau dans les inscriptions qu’ils vous ont fait déchiffrer ?

Pendant qu’elle parlait, Pat ne paraissait plus ni triste ni découragée.

— J’avais à peine commencé quand vous avez déboulé. Ils étaient très intéressés par ce que nous avions déchiffré dans les chambres du Colorado et de Saint-Paul. Il semble que les Wolf soient très impatients d’étudier les récits laissés par les Amènes qui décrivent les effets du cataclysme.

— C’est parce que les inscriptions qu’ils ont découvertes dans la ville perdue datent d’avant la chute de la comète. (Il montra la serviette du menton.) Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ?

Elle se leva.

— Ce sont les photos de la chambre de l’Antarctique. Je n’ai pu me résoudre à les laisser.

— On ne fait plus de femmes de votre trempe, dit-il en la regardant avec admiration.

Pitt aurait pu en dire davantage, mais un bateau passa devant sa proue, à environ cent mètres d’eux. Cela ressemblait à un bateau atelier et il ne changea pas de cap après avoir tourné et longé le flanc bâbord du Grand Banks. L’équipage semblait occupé à ses tâches et ne parut pas faire attention au yacht.

Se détendant un peu en approchant de l’avant de l’Ulrich Wolf sans aucun signe de poursuite, Pitt demanda :

— Vous avez dit qu’ils étudiaient ce que seraient les conditions après le cataclysme ?

— Sur une grande échelle. Je suppose qu’ils veulent connaître les moindres détails pour survivre.

— Je me demande encore pourquoi les Wolf sont aussi sûrs qu’une comète va revenir percuter la terre à quelques jours de la prédiction faite par les Amènes il y a neuf mille ans, dit Pitt.

— Je n’ai aucune réponse à cela, répondit Pat en secouant la tête.

Se traînant toujours à huit nœuds, Pitt tourna doucement la barre pour faire prendre au Grand Banks un grand cercle afin de contourner la proue de l’Ulrich Wolf et passer le bout du dock, grouillant maintenant d’ouvriers du chantier et de gardes vérifiant l’identité de tous ceux, hommes et femmes, portant une combinaison rouge. Il croisa un petit hors-bord naviguant sans lumière qui fit un inquiétant demi-tour et commença à suivre leur sillage. Pitt installa son ordinateur directionnel sur le châssis du pare-brise et étudia les relevés qui devaient le conduire, dans l’obscurité, jusqu’au ravin où ils avaient laissé le Skycar.

Trois milles jusqu’au ravin, trois milles sur l’eau dans un bateau qui n’offrait aucune protection contre les projecteurs, les armes automatiques et les mitrailleuses lourdes. Ils ne disposaient, eux, que de deux pistolets. Et puis il y avait les bateaux de patrouille, qui avaient sûrement été prévenus, maintenant, du vol du yacht transportant les intrus fuyant le chantier naval. Sa seule consolation était que les patrouilleurs se trouvaient à l’autre extrémité du fjord, ce qui leur accordait quelques minutes supplémentaires. Une maigre consolation. Avec leur vitesse supérieure, les patrouilleurs pouvaient facilement intercepter le Grand Banks avant qu’il n’atteigne l’entrée du ravin.

— Al !

— Commandant ? dit Giordino, immédiatement près de lui.

— Trouve des bouteilles. Il doit y en avoir à bord. Vide-les puis remplis-les de tout ce que tu pourras trouver de très inflammable. Le diesel brûle trop lentement. Cherche de l’essence ou du solvant.

— Des cocktails Molotov, dit Giordino avec un sourire carnassier. Je n’en ai pas lancé depuis le jardin d’enfants.

Il fit deux pas et descendit l’échelle menant au compartiment moteurs.

Pitt résista à l’envie de pousser la manette des gaz sur leur butée, jugeant qu’il valait mieux jouer un rôle passif. Il regarda par-dessus son épaule la vedette derrière eux, son gros et puissant moteur hors-bord accroché par le travers. Il avait augmenté sa vitesse et se rapprochait. Les lumières du chantier naval révélaient qu’il n’y avait que deux hommes à bord, en uniforme noir, l’un manœuvrant le bateau, l’autre debout à l’arrière, tenant un fusil automatique. Celui qui tenait la barre lui fit signe en montrant son oreille. Pitt comprit le message et alluma la radio, la laissant sur la fréquence où elle était réglée. Une voix s’éleva en espagnol du haut-parleur, avec une inflexion indiscutable que Pitt traduisit comme un ordre de s’arrêter. Il saisit le micro et répondit :

— No habla español.

— Alto ! Alto ! cria la voix.

— Descendez et mettez-vous à plat ventre, ordonna Pitt à Megan et Pat.

Elles obéirent en silence, descendant l’échelle menant à la cabine principale.

Pitt ralentit le yacht et se tint sur le seuil, son Colt armé glissé dans sa ceinture. Le garde, à l’arrière de la vedette, baissa les genoux, s’apprêtant à sauter à bord du Grand Banks.

Alors Pitt remit les gaz, mais se tint un peu en avant de la vedette, mesurant la distance entre les deux bateaux et s’arrangeant pour avancer juste assez parallèlement pour que l’homme qui allait sauter arrive presque en face de la porte menant au pont. Il fallait que son timing soit absolument parfait. Il attendit patiemment, comme un chasseur dans une cache surveille le ciel en attendant le passage d’un canard.

Au moment précis où le garde prenait son élan pour sauter entre les deux bateaux, il appuya sur les manettes un court instant pour augmenter sa vitesse puis la tira à nouveau pour ralentir. Le mouvement soudain déstabilisa le garde, qui s’étala sur l’étroit pont bâbord du Grand Banks.

Pitt passa sans bruit la porte de la cabine, écrasa le talon de son pied droit sur le cou du garde et lui arracha son fusil automatique, un Bushmaster M17S avec lequel il lui asséna un nouveau coup sur la nuque. Il le pointa ensuite vers le garde au gouvernail du hors-bord et tira, il le manqua car le garde se mit à genoux, saisit le volant, écrasa la manette des gaz et fit virer le hors-bord pour l’éloigner du yacht. Avec un hurlement de moteur, le bateau s’éloigna dans un nuage d’écume et d’eau bouillonnante. Sans attendre d’en voir davantage, Pitt rentra dans la cabine et poussa à son tour les gaz au maximum. L’arrière du Grand Banks plongea dans l’eau, la proue se leva et bientôt, il traversait l’eau noire à près de 20 nœuds.

Pitt se concentra ensuite sur les patrouilleurs qui se hâtaient depuis le fond du fjord, arrivant à toute vitesse, leurs projecteurs fouillant l’eau en se rapprochant sans cesse. Il était évident que le garde à la barre du hors-bord avait fait un rapport à la radio. Le bateau de tête était à environ 800 mètres devant son escorte. D’après ce que Pitt voyait par son pare-brise, il était impossible de prédire quand le patrouilleur le plus proche arriverait à la hauteur du yacht. Il savait seulement qu’il croiserait sa course avant d’avoir pu atteindre l’entrée du ravin.

Six ou sept minutes, qui feraient toute la différence entre la vie et la mort.

Ils étaient loin du chantier naval, maintenant, et il ne leur restait que deux milles à couvrir. Le hors-bord était à moins de 100 mètres derrière eux. La seule raison qui avait empêché le garde restant d’ouvrir le feu avec son propre Bushmaster était qu’il craignait d’atteindre son partenaire.

Giordino revint dans la cabine avec quatre bouteilles pleines de solvant trouvé dans un bidon et destiné à nettoyer le compartiment moteurs de l’essence et de la graisse. De minces bandes de tissu sortaient du col des bouteilles. Il posa soigneusement les bouteilles sur les coussins d’un banc. Le petit Italien avait un gros bleu au front.

— Que t’est-il arrivé ? demanda Pitt.

— Un type que je connais ne sait pas diriger un bateau. J’ai été déséquilibré et je me suis cogné contre un tuyau pendant qu’il s’amusait à faire des tours sauvages. (Giordino aperçut alors le corps inanimé du garde, étendu près de la porte.) Mes plus plates excuses. Je ne savais pas que tu avais eu de la visite.

— Il est venu sans invitation.

Giordino s’approcha de Pitt et regarda par le pare-brise le patrouilleur qui arrivait rapidement.

— Aucun coup de semonce avec ces types-là. Ils sont armés jusqu’aux dents et n’auront pas besoin d’excuse pour nous faire sauter.

— Peut-être pas. Ils ont encore besoin de l’expertise de Pat pour déchiffrer leurs inscriptions. Ils l’ont peut-être un peu bousculée et ont giflé Megan, mais ils ne les tueront pas. Toi et moi ne compterons pas. J’ai l’intention de leur faire une petite surprise. Si nous réussissons à les approcher suffisamment, nous pourrons leur offrir un feu de joie.

Giordino dévisagea Pitt. La plupart des hommes auraient exprimé une défaite inévitable. Le visage de son ami n’exprimait rien de semblable. Il n’y vit qu’une détermination calculée et une vague étincelle d’impatience.

— Je me demande comment John Paul Jones verrait ça.

— Tu vas être occupé avec tes jouets, dit Pitt. Prête-moi ton arme. Ensuite, vas t’allonger à l’extrémité du pont jusqu’à ce que tu entendes tirer.

— Toi ou eux ?

— Ça n’a aucune importance.

Giordino lui tendit son Para-Ordnance automatique sans poser de question tandis que Pitt essayait de pousser encore la manette pour tenter vainement de gagner quelques tours de plus. Le Grand Banks donnait tout ce qu’il avait, c’était un bateau fait pour des croisières confortables et non pour la vitesse.

Le commandant du patrouilleur était bien décidé à s’approcher du Grand Banks. Il n’avait aucune raison de penser que quelqu’un, à bord, serait assez fou pour s’en prendre à un bateau armé de deux mitrailleuses, plus tout ce que tenaient les hommes entraînés à tuer à la moindre occasion. Il étudia le yacht à la lunette avec un système de vision nocturne. Il ne vit qu’un homme seul, debout à la barre sur le pont, et fit la pire faute que puisse faire un agresseur – il sous-estima profondément son adversaire. Les projecteurs se concentraient sur le Grand Banks, illuminant le bateau d’une lumière éblouissante.

Le sillon d’écume coupé par l’étrave tomba quand le patrouilleur de 11,40 mètres s’approcha du yacht et peu à peu arriva à sa hauteur, jusqu’à ne plus être qu’à 6 mètres de lui. D’où il se tenait sur le pont, Pitt protégea ses yeux de la forte lumière et distingua un homme derrière chaque mitrailleuse, les canons pointés directement sur la cabine du pont. Trois autres, épaule contre épaule sur le pont ouvert, à l’arrière de la cabine, tenaient des fusils automatiques Bushmaster. Pitt ne voyait pas Giordino, accroupi de l’autre côté de la cabine. Mais il savait que son ami était prêt à allumer, avec des allumettes ou avec son briquet, les mèches des bouteilles remplies de solvant. C’était un instant particulièrement éprouvant pour les nerfs, mais non dénué d’espoir, en tout cas pour Pitt.

Il ne brûlait pas du désir de tuer, même pas ces assassins sans âme qu’il apercevait sur l’eau et dont il avait rencontré les amis mercenaires au Colorado. Il savait bien que sa vie et celle de Giordino ne vaudraient pas un sou si on les capturait. Il regarda le commandant de la patrouille porter un haut-parleur à sa bouche.

Pitt devina que le mot alto voulait dire « stop » et put donc supposer que les paroles qui allaient avec ne pouvaient être que des menaces et que, s’il ne faisait pas ce qu’on lui ordonnait, les gardes ouvriraient le feu. Il fit signe qu’il comprenait, regarda encore la distance qui le séparait du ravin – moins de 500 mètres maintenant — puis jeta un regard rapide au second patrouilleur pour calculer quand il arriverait pour soutenir son collègue. Cinq à six minutes. Il vérifia ensuite que les deux automatiques étaient bien cachés dans son dos, glissés dans sa ceinture. Alors seulement il réduisit fortement les gaz, mais sans les couper, pour maintenir une progression très lente.

Il s’approcha de la porte de la cabine, juste sur le seuil, et leva les mains, comme aveuglé par le flot de lumière des projecteurs. Il ne prit pas la peine de se servir de son vocabulaire espagnol limité. Il cria en anglais :

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— Pas de résistance, ordonna le commandant. J’envoie des hommes à bord.

— Comment pourrais-je résister ? dit Pitt. Je n’ai pas de mitrailleurs comme vous !

— Dites aux autres de monter sur le pont. Pitt, les mains levées, se tourna et fit semblant de transmettre les ordres.

— Ils ont peur que vous tiriez sur eux.

— Nous ne tirerons sur personne, répondit le marin d’un ton doucereux de faux jeton.

— Éteignez vos lumières, s’il vous plaît, demanda Pitt. Vous m’aveuglez et vous effrayez les femmes.

— Restez où vous êtes et ne bougez pas, cria le commandant, exaspéré.

En quelques instants, le patrouilleur ralentit ses moteurs à quelques tours/minute et se dirigea vers le Grand Banks. À quelques mètres, deux des gardes posèrent leur fusil et commencèrent à jeter des bouées pare-battages par-dessus la rambarde du patrouilleur. C’était le moment qu’attendait Pitt. Même les hommes derrière les mitrailleuses s’étaient détendus. N’envisageant aucun problème, l’un d’eux allumait une cigarette. L’équipage et le commandant, dont la prudence avait diminué puisque la proie ne se montrait nullement menaçante, pensaient avoir la situation bien en main.

Leur attitude était exactement celle qu’avait espérée Pitt. Froidement, précisément, il baissa les bras, sortit les deux automatiques, visa de la main droite l’homme servant la mitrailleuse avant et en même temps, dirigea le canon de l’arme de sa main gauche sur le tireur à l’arrière du patrouilleur. Il tira les deux coups aussi vite que ses doigts purent enfoncer les détentes. À 4,50 mètres, il ne pouvait manquer ses cibles. Le mitrailleur avant tomba à genoux sur le pont, une balle dans l’épaule. Le tireur arrière lança ses mains en l’air et tomba dans l’eau.

Presque au même moment, des bouteilles enflammées s’élevèrent, quittèrent le pont du yacht comme des météores et tombèrent sur la cabine et les ponts du patrouilleur où elles explosèrent dans un grondement de flammes quand le verre se cassa et que le contenu prit feu. Le liquide se répandit sur tout le bateau pour le transformer en un brasier funéraire étincelant. Pratiquement tout le pont ouvert arrière et la moitié de la cabine s’embrasèrent. Des langues de feu jaillirent bientôt de tous les hublots. Comprenant qu’ils allaient brûler vifs, les marins n’hésitèrent pas à sauter dans l’eau glacée. Le mitrailleur blessé, à l’avant, traversa en chancelant les flammes du pont et sauta par-dessus bord. Les vêtements en flammes, le commandant regarda haineusement Pitt en secouant le poing, avant de sauter à son tour. « Un réflexe nerveux », pensa Pitt. Il ne perdit pas une seconde. Se précipitant vers la console, il remit les gaz à fond, reprenant la course folle interrompue vers le ravin. Alors seulement il prit la peine de regarder le patrouilleur. Toute l’embarcation était dévorée de flammes dansantes qui s’étiraient vers le ciel nocturne. De la fumée noire montait en torsades qui cachaient les étoiles. Une minute plus tard, ses réservoirs explosaient, lançant des débris tel un feu d’artifice. Il commença à s’enfoncer par l’arrière puis glissa dans l’eau avec un sifflement. Enfin, avec un grand soupir, comme s’il avait une âme, le patrouilleur disparut.

Giordino revint vers la cabine et se tint sur le seuil, contemplant les quelques restes qui brûlaient et les taches grasses qui flottaient à la surface.

— Joli tir, fit-il tranquillement.

— Joli lancer.

Giordino chercha des yeux le second patrouilleur qui se hâtait pour traverser le fjord. Puis, se tournant un peu, regarda vers la côte.

— Ça va être juste, dit-il sérieusement.

— Ils ne se laisseront pas avoir par une deuxième représentation comme leurs copains. Ils resteront à distance prudente et essaieront de nous gêner en tirant dans nos moteurs.

— Pat et Megan sont en bas, lui rappela Giordino.

— Fais-les monter.

Pitt lut les chiffres affichés par l’ordinateur directionnel. Il fit un léger réglage et envoya le Grand Banks 5 degrés vers le sud-ouest. Il restait 400 mètres et la distance diminuait rapidement.

— Dis-leur de se préparer à abandonner le bateau à l’instant même où nous toucherons la côte.

— Tu vas cogner les rochers à toute vitesse ?

— Nous n’avons pas le temps de nous amarrer à un rocher et de descendre à terre avec des confettis et une fanfare.

— J’y vais, dit Giordino avec un petit salut.

Le second patrouilleur se dirigeait droit sur eux, sans savoir que Pitt avait l’intention de filer sur la rive. Le projecteur illumina le yacht avec une fermeté inébranlable, comme un spot suit les pas d’une danseuse sur la scène. Les deux bateaux se rapprochaient rapidement, courant l’un vers l’autre. Puis le commandant du patrouilleur parut deviner les intentions de Pitt et vira pour couper la route au Grand Banks et l’empêcher d’atteindre la côte. Disposant de la moitié de la vitesse de son bourreau, Pitt dut accepter le fait qu’il s’était engagé dans une course qu’il ne pourrait pas gagner. Et pourtant, il resta à la barre, les yeux grands ouverts, farouchement déterminé. La bataille était inégale, mais il n’allait sûrement pas tendre l’autre joue. L’idée de l’échec ne lui traversa même pas l’esprit.

Voyant une occasion inattendue, Pitt donna un coup sec sur le levier des gaz, passant la commande en marche arrière. Le bateau frémit sous l’effort, passant de avant toute à stop avant il se remit à battre l’eau en un maelstrom d’écume. Puis il partit en marche arrière, son tableau arrière carré poussant l’eau de côté comme un bulldozer.

Giordino réapparut avec Pat et Megan. Il regarda avec étonnement le patrouilleur sur le point de passer devant la proue du yacht tandis que leur propre embarcation partait en arrière.

— Ne me dis rien, je tiens à deviner. Tu as imaginé un autre de tes plans machiavéliques ?

— Pas machiavélique, seulement désespéré.

— Tu vas lui rentrer dedans !

— Si nous jouons bien nos cartes, dit Pitt très vite, je crois que nous pouvons en effet le faire saigner du nez. Maintenant, tout le monde à plat ventre par terre. Utilisez tout ce que vous pourrez pour vous protéger. Parce que, je vous le dis, il va sûrement pleuvoir.

Ce n’était pas le moment d’en dire davantage. Le commandant du patrouilleur, ne comprenant pas le mouvement de recul de sa proie, modifia sa course pour traverser à moins de trois mètres de l’avant du Grand Banks, s’arrêter et heurter celui-ci à bout portant. C’était une tactique navale appelée « barrer le T ». il resta à la barre et leva un bras pour ordonner à ses fusiliers d’ouvrir le feu.

Alors, deux événements arrivèrent en même temps. Pitt remit le levier en vitesse max avant et les mitrailleuses du patrouilleur se mirent à tirer. Les hélices du yacht plongèrent dans l’eau et lancèrent le bateau en avant tandis que les balles inondaient le pont. Le pare-brise vola en éclats à travers toute la cabine. Pitt s’était déjà jeté sous la console, une main levée et agrippée sur le bas de la roue du gouvernail. Il ne remarqua qu’un éclat de verre avait blessé le dessus de sa main que lorsque des gouttes de sang lui tombèrent dans les yeux. La cabine supérieure du Grand Banks était méthodiquement mise en pièces. Les tireurs visaient haut pour semer la terreur dans l’esprit de ceux qui étaient à plat ventre sur le pont. L’intérieur n’était qu’un nuage de bouts de bois volants tandis que des balles de 9 millimètres déchiraient tout ce qu’elles touchaient.

Le commandant du patrouilleur avait coupé sa vitesse et dérivait pour s’arrêter, puisque ses tireurs avaient l’air de s’amuser à démolir cette cible si proche. Mais sa satisfaction était prématurée, alors que le timing de Pitt n’aurait pu être plus parfait. Le commandant ne comprit ce qu’il entendait faire que lorsqu’il fut trop tard. Avant qu’il pût déplacer son navire, le Grand Banks bondit en avant, ses moteurs tournant à toute vitesse.

On entendit alors un bruit de fibre de verre et de bois tordu et torturé. La proue du yacht coupa la coque bâbord du patrouilleur et s’enfonça jusqu’à la quille. Le patrouilleur s’inclina sur tribord, son équipage s’agrippant à tout ce qu’il put trouver pour éviter de passer par-dessus bord, et commença à s’enfoncer presque immédiatement.

Pitt se releva, remit les gaz en marche arrière et extirpa le Grand Banks de la déchirure de la coque adverse, ce qui provoqua un afflux massif d’eau dans la cavité. Pendant un moment, le patrouilleur lutta pour équilibrer la quille, mais les eaux noires se déversèrent sur son pont tandis qu’il s’éloignait en glissant, son projecteur éclairant encore tandis que le bateau plongeait vers le fond du fjord, laissant son équipage lutter pour surnager dans l’eau glacée.

— Al, dit Pitt sur le ton de la conversation, vérifie le compartiment avant.

Giordino disparut par une écoutille et revint quelques secondes plus tard.

— Nous avalons l’eau comme une poire à lavement géante. Dans cinq minutes, nous rejoindrons nos copains dans l’eau et même plus vite si tu n’arrêtes pas ce sabot.

— Qui a parlé d’avancer ?

Pitt surveillait l’ordinateur directionnel. Il ne restait que 50 mètres pour atteindre la côte et l’entrée du ravin, mais c’était encore trop pour le bateau qui coulait rapidement. Essayer d’avancer ne servirait qu’à augmenter le flux de l’eau se déversant dans la proue éclatée. Son esprit tournait rapidement avec une étrange clarté, comme toujours en cas de crise, envisageant toutes les options possibles.

Il mit le Grand Banks en marche arrière, ce qui fit baisser la poupe et lever la proue. Le problème d’inondation temporairement résolu, il prévint ses compagnons.

— Sortez sur le pont et préparez-vous au choc quand nous heurterons les rochers.

— Sur le pont ? répéta Pat, apeurée.

— Au cas où le bateau chavirerait en touchant la côte, vous devez être à l’extérieur, pour pouvoir sauter dans l’eau.

Immédiatement, Giordino fît sortir les deux femmes et les fit asseoir sur le pont, le dos contre la cabine, les bras tendus accrochés à la rambarde, il s’assit entre elles, les tenant par la taille de ses bras musclés. Pat était glacée de terreur, mais Megan, voyant le calme de Giordino, y puisa du courage. Lui et l’homme de la barre les avaient déjà amenées jusqu’ici. Il était tout à fait impossible qu’ils ne tiennent pas parole et ne les ramènent pas chez elles saines et sauves.

Le Grand Banks était plus bas à cause de l’eau entrant dans sa coque abîmée sous la ligne de flottaison avant. L’entrée du ravin était toute proche, maintenant. Les gros tas de rochers que Pitt et Giordino avaient enjambés avant de commencer leur voyage sous-marin au chantier naval, plus tôt dans la nuit, se dressaient dans l’obscurité, effrayants et toujours plus proches. Pitt fit de son mieux pour éviter les plus gros, distinguant à peine leurs formes que soulignait seulement l’écume blanche de petites vagues qui les frappaient.

Puis l’une des hélices heurta quelque chose avec un grand bruit métallique et se détacha, de sorte que le moteur devint incontrôlable. Ils passèrent d’autres rochers qui semblaient tourbillonner autour d’eux. Puis un coup plus fort fit frissonner le yacht qui avança cependant encore de quelques mètres avant que le côté bâbord s’écrase contre un récif qui fragmenta sa coque. Comme si un barrage s’était effondré, un flux d’eau traversa le pont arrière et enfonça la proue. Le choc suivant fut terrible. Le bateau heurta violemment la roche et s’ouvrit jusqu’à la quille, les lattes de bois se déchirant complètement. Mais tous ces bruits terrifiants cessèrent lorsque le Grand Banks, en piteux état, s’arrêta enfin, à seulement trois mètres du bord de la côte rocheuse.

Pitt empoigna le petit ordinateur directionnel et courut à la coupée.

— Tous ceux qui doivent aller à terre y vont ! cria-t-il. Il prit Megan par le bras et lui sourit.

— Désolé, jeune fille, mais nous n’avons pas le temps de chercher une échelle.

Il passa par-dessus la rambarde et se laissa glisser avec Megan dans l’eau froide, ses pieds touchant le fond, 1,20 mètre plus bas. Il savait que Pat et Giordino étaient derrière lui tandis qu’il se hâtait sur le fond rocheux couvert de vase pour gagner la terre sèche.

Dès que ses pieds quittèrent l’eau, il lâcha Megan et vérifia son ordinateur pour être tout à fait sûr qu’ils étaient dans le bon ravin, ce qui était le cas. Le Skycar n’était qu’à quelques minutes de marche.

— Vous êtes blessé ! dit Pat en voyant la tache de sang sur la main de Pitt, sous la lumière des étoiles et le croissant de lune. C’est une vilaine entaille.

— Une coupure de verre, dit-il simplement.

Elle mit une main sous sa combinaison rouge, enleva son soutien-gorge et s’en servit pour couvrir la main de Pitt et arrêter le flot de sang.

— Eh bien ! Je n’avais jamais eu un tel bandage ! murmura-t-il avec un sourire.

— Étant donné les circonstances, dit-elle en faisant un nœud serré, c’est ce que je peux faire de mieux.

— Mais qui s’en plaint ?

Il la serra affectueusement et se tourna vers l’ombre de Giordino.

— Tout va bien ?

— Mon taux d’adrénaline n’est pas encore redescendu, répondit Giordino en tenant la main de Megan.

— Alors, en avant. Notre avion privé nous attend.

Pour Sandecker et l’agent Little, l’attente du prochain appel de Pitt parut interminable. Le feu s’était presque éteint. Il ne restait que quelques braises rouges, mais l’amiral ne semblait pas intéressé. Il tirait sur un de ses énormes cigares, couvrant le plafond d’un nuage de fumée bleue. Little et lui paraissaient hypnotisés par les récits que l’amiral Hozafel n’avait jamais racontés à personne depuis plus de cinquante-six ans.

— Vous disiez, amiral, dit Sandecker, que les nazis ont envoyé des expéditions explorer l’Antarctique plusieurs années avant la guerre ?

— Oui. Adolf Hitler avait bien plus d’imagination qu’on ne pourrait le croire. J’ignore ce qui l’inspirait, mais il avait une véritable fascination pour l’Antarctique, souhaitant le peupler d’abord puis en faire un établissement militaire géant. Il croyait que, s’il réalisait ce rêve, ses forces navales et aériennes pourraient contrôler toutes les mers, au sud du tropique du Capricorne. Il confia au capitaine Alfred Ritscher le commandement d’une vaste expédition pour explorer le sous-continent. Le Schwabenland, un ancien porte-avions allemand servant à ravitailler les avions qui traversaient l’Atlantique au début des années 30, fut transformé pour explorer l’Antarctique. Il quitta Hambourg en décembre 1938, sous le prétexte d’étudier la faisabilité d’une colonie baleinière. Ayant atteint sa destination au cœur de l’été de l’hémisphère Sud, Ritscher envoya un avion muni des caméras allemandes les plus nouvelles. Ses aviateurs couvrirent 250 000 milles carrés et prirent plus de 11 000 photos aériennes.

— J’ai entendu parler de cette expédition, dit Sandecker, mais je n’avais encore jamais connu les faits exacts.

— Ritscher y retourna, un an plus tard, avec une expédition plus importante et cette fois, avec des avions équipés de patins pour atterrir sur la glace. Ils emportèrent aussi un petit zeppelin. Cette fois, ils couvrirent 350 000 milles carrés et atterrirent au pôle Sud où ils laissèrent des drapeaux à croix gammée tous les 50 kilomètres pour marquer que ce territoire appartenait aux nazis.

— Ont-ils découvert quelque chose d’un intérêt inhabituel ? demanda Little.

— Je pense bien ! répondit Hozafel. Le survol montra un certain nombre de zones sans glace, des lacs gelés dont la surface mesurait moins de 1,20 mètre d’épaisseur et des puits de vapeur, avec des signes de végétation non loin. Leurs photographies détectèrent aussi quelque chose qui ressemblait à des routes sous la glace.

Sandecker se redressa et regarda le vieux commandant d’U-boats allemands.

— Les Allemands ont trouvé des preuves de civilisation sous l’Antarctique ? Hozafel hocha la tête.

— Des équipes utilisant des autoneiges à moteur découvrirent des grottes naturelles dans les glaces. En les explorant, ils tombèrent sur les restes d’une ancienne civilisation. Cette découverte donna aux nazis l’idée d’utiliser leur ingéniosité technique pour construire une grande base souterraine en Antarctique. Ce fut le secret le mieux gardé de la guerre.

— D’après ce que je sais, dit Little, les services de renseignements alliés ignoraient tout d’une base nazie en Antarctique. Ils considéraient ces rumeurs comme une propagande tirée par les cheveux.

Hozafel eut un petit sourire en coin.

— C’est à cela qu’elles servaient. Mais, une fois, l’amiral Donitz a failli se trahir. Pendant un discours à ses commandants d’U-boats, il annonça : « La flotte sous-marine allemande est fière d’avoir construit pour le Fùhrer, dans une autre partie du monde, un Shangri-la terrestre, une imprenable forteresse. » Heureusement pour nous, personne n’y fit attention. Les U-boats que je commandais, plus tôt au cours de la guerre, n’ont jamais été envoyés en Antarctique, aussi ne fut-ce qu’à la fin, quand je fus nommé à la tête de l’U-699, que j’appris l’existence de la base secrète, dont le nom de code était Nouveau Berlin.

— Comment fut-elle construite ? demanda Sandecker.

— Après le début de la guerre, la première démarche des nazis fut d’envoyer deux raiders dans les eaux du Sud pour couler tous les navires ennemis et empêcher les Alliés d’avoir des informations concernant le projet. Jusqu’à ce qu’ils soient eux-mêmes coulés par des navires anglais, les raiders ont capturé et détruit toute une flotte alliée ainsi que tous les bateaux de pêche et les baleiniers qui naviguaient dans cette zone. Ensuite, une armada de cargos déguisés en navires marchands alliés et une flotte d’énormes U-boats, construits non pour le combat, mais pour le transport de grosses charges, commencèrent à amener des hommes, des équipements et de l’approvisionnement jusqu’à l’endroit où avait vécu l’ancienne civilisation qui pouvait, pensaient-ils, être l’Atlantide.

— Pourquoi construire une base sur d’anciennes ruines ? s’étonna Little. Quel but militaire cela servait-il ?

— La vieille cité morte et oubliée n’était pas importante en soi. C’était la vaste caverne qu’ils avaient trouvée sous la glace et qui partait de la ville qui les intéressait. La caverne s’étendait sur 40 kilomètres avant de s’achever sur un lac géothermique de 284 km². Des scientifiques, des ingénieurs, des équipes de construction et tous les corps d’armée – air, terre, mer – ainsi que, bien sûr, un large contingent de SS pour assurer la sécurité et superviser l’opération, vinrent mettre en œuvre l’immense projet d’excavation. Ils amenèrent une véritable armée d’esclaves, pour la plupart des Russes de Sibérie et donc habitués à ces climats froids.

— Que sont devenus les prisonniers russes quand la base a été terminée ? demanda Little, qui se doutait de la réponse. L’expression de Hozafel devint triste.

— Les nazis ne pouvaient leur permettre de partir et de révéler le plus secret des secrets d’Allemagne. On les a fait mourir à la tâche ou on les a exécutés.

Sandecker suivit la fumée de son cigare.

— Ainsi, des milliers de Russes gisent sous la glace, inconnus et oubliés.

— La vie ne valait pas grand-chose pour les nazis, dit Hozafel. La construction d’une forteresse destinée à lancer le Quatrième Reich valait bien la mort de ces hommes.

— Le Quatrième Empire, dit sombrement Sandecker. Le dernier bastion nazi et leur dernière tentative pour dominer le monde.

— Les Allemands sont une race obstinée.

— Avez-vous vu cette base ? demanda Little.

— Oui, dit Hozafel. Après avoir quitté Bergen, avec le commandant Harger et l’U-2015, suivi de mon équipage sur l’U-699, nous avons traversé l’Atlantique sans faire surface jusqu’à un port désert de Patagonie.

— Où vous avez déchargé vos passagers et vos trésors, ajouta Sandecker.

— Vous connaissez cette opération ?

— En gros, pas en détail.

— Alors, vous ne pouvez pas savoir que seuls les passagers et le matériel médical ont été débarqués. Les trésors artistiques et les autres valeurs, de même que les reliques sacrées des nazis, sont restés à bord de l’U-2015 et de l’U-699. Le commandant Harger et moi-même nous sommes rendus à la base antarctique. Après un rendez-vous avec un navire de ravitaillement, nous avons continué le voyage et sommes arrivés à destination début juin 1945. Ce qu’avait fait la technique allemande était une vraie merveille. Un pilote vint prendre la barre de l’U-2015. Nous avons suivi son sillage jusqu’à une grande caverne, invisible à 400 mètres en mer. Une grande jetée taillée dans la glace et capable d’accueillir plusieurs sous-marins et de gros navires marchands nous fit ouvrir des yeux éblouis. On nous fit amarrer derrière un transport militaire qui déchargeait un avion démonté…

— Ils avaient des avions à la base ? interrompit Little.

— Le fin du fin de la technologie aérienne allemande. Des bombardiers à réaction Junker 287, destinés aux transports, munis de patins et modifiés pour résister aux conditions subarctiques. La main-d’œuvre d’esclaves avait taillé un grand hangar dans la glace tandis que l’équipement de construction lourd avait damé une piste de 1500 mètres. Pendant cinq ans, toute une montagne de glace avait été creusée pour fabriquer une petite ville dans laquelle vivaient cinq mille ouvriers de construction et des esclaves.

— Est-ce que la glace des cavernes et des tunnels ne commençait pas à fondre, avec la chaleur générée par tant d’hommes et tant de machines ? demanda Little.

— Les savants allemands avaient mis au point un revêtement chimique qu’on passait sur les murs de glace et qui les empêchait de fondre. La chaleur, dans le complexe, était maintenue à 28°C.

— Si la guerre était terminée, dit Sandecker, à quoi cette base pouvait-elle bien servir ?

— Si j’ai bien compris, le projet était que l’élite restante des nazis du vieux régime puisse agir secrètement à partir de cette base, infiltrer l’Amérique du Sud, acheter de grands espaces de terre et de nombreuses sociétés techniques et commerciales. Ils ont aussi beaucoup investi dans la nouvelle Allemagne et dans les pays d’Asie, utilisant l’or de leur ancien Trésor national, certains des biens volés revendus en Amérique et de faux dollars, imprimés à partir de vraies plaques du Trésor américain, détenues par les Russes et volées par les Allemands. Les finances n’ont jamais été problématiques pour lancer le Quatrième Reich.

— Combien de temps êtes-vous resté à la base ?

— Deux mois. J’ai ensuite repris mon U-boat et mon équipage et je suis allé jusqu’au rio de La Plata, où je me suis rendu aux autorités locales. Un officier de la Marine argentine est monté à bord et m’a demandé de continuer jusqu’à la base navale de Mar del Plata. J’ai transmis l’ordre, le dernier que j’aie donné en tant qu’officier de la Kriegsmarine avant de rendre un U-boat complètement vide.

— Et cela s’est passé combien de temps après la guerre ?

— Quatre mois et une semaine.

— Qu’est-il arrivé ensuite ?

— Mon équipage et moi avons été mis en prison jusqu’à ce que des agents de renseignements anglais et américains viennent nous interroger. On nous a questionnés pendant six semaines avant de nous relâcher et de nous autoriser à rentrer chez nous.

— Je suppose que ni vous ni votre équipage n’avez rien dit aux Alliés ?

Hozafel sourit.

— Nous avons eu trois semaines, pendant le trajet de l’Antarctique en Argentine, pour réviser notre histoire. Elle était peut-être un peu mélodramatique, mais personne n’a craqué et les équipes d’enquêteurs n’ont rien appris. Ils étaient très sceptiques, mais qui peut les en blâmer ? Un navire allemand disparaît pendant quatre mois puis réapparaît, son commandant prétend qu’il avait cru que les communiqués annonçant la reddition de l’Allemagne ne pouvaient être qu’un complot allié pour nous obliger à dévoiler notre position. Ce n’est pas une histoire plausible, mais ils n’ont jamais pu le prouver. (Il fit une pause et regarda le feu mourant.) L’U-699 a ensuite été remis à la Marine américaine, qui l’envoya à sa base de Norfolk, en Virginie, où on l’a démonté jusqu’au dernier boulon.

— Et l’U-2015 ?

— Je l’ignore. Je n’ai jamais su ce qui lui était arrivé et je n’ai jamais revu Harger.

— Cela vous intéressera peut-être d’apprendre, dit Sandecker, assez content de lui, que l’U-2015 a été coulé il y a seulement quelques jours, par un sous-marin nucléaire américain dans l’Antarctique.

Hozafel fronça les sourcils.

— J’ai entendu beaucoup d’histoires d’U-boats allemands en activité au pôle Sud, après la guerre, mais je ne les ai pas crues.

— Parce que de nombreux U-boats très performants, des classes XXI et XXII, sont encore portés manquants, dit Little. Nous croyons fermement que depuis la guerre toute une flotte de ces navires est aux mains des dirigeants nazis pour faire une sorte de contrebande.

— Je crois pouvoir admettre que vous avez probablement raison.

Sandecker allait parler quand le téléphone sonna à nouveau, il décrocha, presque anxieux de ce qu’il allait apprendre.

— Oui ?

— C’est juste pour confirmer, dit la voix de Pitt, que la pizza est à votre porte et que le livreur retourne au magasin, malgré la circulation importante en cette heure de pointe.

— Merci d’avoir appelé, dit Sandecker.

Il n’y avait aucune trace de soulagement dans sa voix.

— J’espère que vous rappellerez quand vous aurez une grande envie de pizza.

— Je préfère le calzone, dit Sandecker en raccrochant. Bien, dit-il d’un ton las, ils ont repris l’avion et sont en l’air.

— Alors, ils sont libres ! dit Little, soudain plein d’entrain.

— Quand Dirk a parlé de la circulation importante à l’heure de pointe, il voulait dire qu’ils subissaient l’attaque des avions de la force de sécurité. Je crains qu’ils n’aient échappé aux requins que pour rencontrer les barracudas.

Avec son système de guidage automatique, le Moller Skycar s’éleva dans la nuit et effleura les eaux noires du fjord, avant de prendre lentement de l’altitude en balayant presque les glaciers descendant des montagnes. Si quelqu’un, à bord, avait pensé que, dès qu’on aurait atteint le Skycar, on allait entamer un vol paisible jusqu’au navire de la NUMA qui attendait au large de Punta Entrada, celui-là se faisait des illusions. Non pas un, mais quatre hélicoptères s’envolèrent du pont de l’Ulrich Wolf et se préparèrent à Intercepter le Skycar. Un seul aurait suffi, mais les Wolf envoyèrent toute leur flotte d’avions de surveillance pour arrêter les fugitifs. Il n’y eut pas de formation fantaisiste, aucune tentative d’escarmouche. Ils arrivèrent de front, bien déployés, pour couper la route au Skycar avant qu’il ait pu atteindre le sanctuaire des montagnes.

Acheté par les Destiny Enterprises à la Messerschmitt-Bolkov Corporation, l’hélicoptère BO 105LS-7 avait été construit pour l’armée d’Allemagne fédérale surtout comme soutien terrestre et usage paramilitaire. Chacun des appareils qui chassaient le Skycar transportait deux hommes et ses deux moteurs lui donnaient une vitesse maximale de 280 milles à l’heure. Pour sa puissance de tir, il pouvait faire confiance à un canon ventral pivotant de 20 millimètres.

Cette fois, Giordino était à la place du pilote et Pitt surveillait les instruments tandis que Pat et Megan occupaient l’étroit siège arrière. Comme ça avait été le cas à l’aller, Giordino avait fort peu à faire, à part mettre les gaz à leur vitesse maximale. Toutes les autres manœuvres étaient contrôlées et effectuées par ordinateur. À côté de lui, Pitt suivait les hélicoptères sur l’écran du radar.

— Pourquoi, oh ! pourquoi ces gros casse-pieds ne nous laissent-ils pas tranquilles ? grogna Giordino.

— On dirait qu’ils ont envoyé tout le gang, dit Pitt en regardant sur le bord de l’écran les échos qui se rapprochaient autour du Skycar, au centre, comme des balles magnétiques.

— S’ils ont des missiles à infrarouge qui peuvent voler dans les canyons, dit Giordino, on est mal !

— Je ne crois pas. Les avions civils sont rarement équipés de missiles militaires.

— Est-ce qu’on peut les serrer dans les montagnes ?

— Ça va être juste. Leur seul espoir est de nous tirer dessus environ 800 mètres avant que nous ne soyons hors de portée. Après, on pourra les semer. Leur vitesse paraît être d’environ 50 kilomètres en dessous de la nôtre.

Giordino jeta un coup d’œil par la verrière.

— Nous sortons du glacier et entrons dans les montagnes. Si on zigzague dans les canyons, ils auront du mal à nous viser comme il faut.

— Est-ce que vous ne devriez pas concentrer votre attention à faire voler ce machin, au lieu de bavarder tous les deux ? demanda Pat en regardant, mal à l’aise, les montagnes qui se découpaient contre la lumière pâle de la lune, des deux côtés du Skycar.

— Comment ça va, derrière ? demanda aimablement Pitt.

— On se croirait sur des montagnes russes, dit Megan, ravie.

Pitt avait conscience du danger et n’était pas aussi enthousiaste que la jeune fille.

— Je crois que je vais garder les yeux fermés, merci.

— Nous allons être un peu bousculés par les turbulences et les changements soudains de direction, au-dessus des montagnes, parce que nous volons à la vitesse maximale, expliqua Pitt. Mais ne vous inquiétez pas. C’est l’ordinateur qui dirige l’appareil.

— Voilà qui est tout à fait réconfortant, murmura Pat.

— Les méchants passent le sommet à 9 heures, annonça Giordino, regardant avec circonspection les lumières aveuglantes des hélicoptères qui illuminaient les pentes rugueuses des montagnes.

Les pilotes des hélicoptères jouaient bien leur partie. Ils n’essayaient pas de rattraper coûte que coûte le Skycar, plus rapide dans les ravins qui coupaient les montagnes. Ils avaient compris qu’ils auraient une occasion, et une seule, d’abattre cet appareil à l’allure bizarre. Ils prirent de l’altitude tous ensemble et tirèrent dans le ravin, leurs balles de 20 millimètres explosant dans l’obscurité en trajectoires diverses à l’avant du Skycar.

Pitt comprit immédiatement la tactique et donna un coup de coude à Giordino.

— Prends le contrôle manuel ! cria-t-il. Arrête-nous et fais demi-tour.

Giordino obéit et accomplit la manœuvre presque avant que les mots soient sortis de la bouche de Pitt. Il débrancha le contrôle de l’ordinateur et prit les commandes, faisant faire au Skycar un virage à décrocher l’estomac, qui les jeta tous contre leurs harnais de sécurité, puis faisant plonger l’avion dans les ravins.

— Si nous essayions de traverser ce tir de barrage, constata Pitt, nous serions hachés menu.

— Il ne leur faudra que quelques secondes pour se remettre en position et tirer par ici.

— C’est ça, mon idée. Je compte sur eux pour tourner et faire dévier leur feu derrière nous, s’attendant à ce que nous nous y jetions. Mais nous allons filer à nouveau vers l’avant et les forcer à se réaligner, comme nous l’avons fait avec le patrouilleur. Si ça marche comme je veux, nous gagnerons assez de temps pour mettre une montagne entre eux et nous avant qu’ils puissent reconcentrer leurs tirs.

Tandis qu’ils parlaient, les appareils quittèrent leur formation pour faire converger leurs tirs. En quelques secondes, ils s’étaient réalignés et visaient directement le Skycar. C’était le signal qu’attendait Giordino pour propulser l’avion au-dessus du ravin.

L’appareil s’en sortit à un cheveu, mais les secondes passées à faire demi-tour avaient permis aux hélicoptères de se rapprocher. Il n’y eut pas de tir de barrage, cette fois. Les pilotes réagirent rapidement et commencèrent à tirer sauvagement sur le Skycar qui s’enfuyait.

Des balles ripèrent sur les gouvernes de queue. Le train d’atterrissage fut arraché et la partie supérieure de la verrière se brisa soudain et disparut dans l’obscurité. Un flot d’air froid envahit d’un coup le cockpit. Les tirs meurtriers, mais sans précision s’éparpillèrent tout autour de l’appareil, mais heureusement sans toucher les moteurs. Incapable d’éviter latéralement les rafales – car les flancs du ravin étaient à moins de 15 mètres de la partie la plus large de l’appareil –, Giordino lui fit faire brutalement des séries de montagnes russes. Les obus de 20 millimètres qui manquaient l’avion allèrent frapper les rochers et firent jaillir des geysers de fragments de roche. Comme un chat poursuivi par une meute de chiens, Giordino lança le Skycar dans un canyon en une série folle de manœuvres ondulantes. Encore deux cents mètres, puis cent mètres et soudain, il vira sur 90 degrés, contournant une pente bornée par une paroi rocheuse qui bloqua l’orage des balles.

Quand les appareils des Destiny Enterprises atteignirent la barrière et l’eurent contournée, le Skycar avait disparu dans l’obscurité des montagnes.

Atlantide
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